Nana, c’est l’histoire d’une grosse machine sociale, agricole, naturaliste, et d’une toute petite chose vivante déchiquetée par cette machine. La chose vivante est une fillette de 4 ans. Autour d’elle, un tableau paysan glauquissime : du sang qui gicle d’un cochon qu’on égorge, des champs nus, de la lumière froide, un labeur incessant et surtout, une mère terrible, inclémente et brutale. Cette mère tyrannise le grand-père de la petite, seul être affectueux du film, mais que l’on soupçonne d’être un peu responsable du malaise ambiant. Partout autour de la fillette se devinent des pressions héréditaires, un déterminisme rural dans la plus pure tradition naturaliste (couronné par le titre). Ce qui semble en premier lieu fasciner Valérie Massadian, c’est qu’une force immense puisse s’abattre sur une force dérisoire, qu’il puisse se trouver, dans la vie, de ces affreuses simplicités-là.
Les trois premiers quarts du film se contentent d’illustrer cliniquement ce déséquilibre, de le mettre en vitrine comme un objet d’étude – sans jamais, à proprement parler, en enclencher le mouvement : la fillette se retrouve en permanence saisie dans le cadre plus large qui l’environne, pour une sorte de comparaison visuelle entre le candide et le sordide, le folâtre et le cafardeux. Dans cette majeure partie du film (tout en plans larges et plans-séquences), les personnages de Nana font un peu matériel d’exposition, ils cohabitent sans se rencontrer, se posent en démonstrateurs. La mère est avec sa fille d’une brutalité indifférente, sans colère particulière contre elle, elle s’en occupe avec les gestes blasés de la trayeuse de vaches, de la manieuse de fourche. Quant à la fillette, c’est l’innocence archétypale : elle ne pleure pas, ne cille pas, reste joyeuse, comme immunisée par sa naïveté. Elle n’a pas l’oeil blasé, le cerne sombre des enfants des films de Laurent Achard, ou de Cosette (dont elle serait un peu la cousine), est dénuée de tout ce qui rend ces enfants sublimes de n’être pas des saints, d’avoir l’air de trop comprendre, de se noircir un peu au contact de cette intelligence. On s’extasie au contraire devant ses joyeux babillages, on la trouve mignonne, et d’autant plus à plaindre qu’elle est gaie dans un contexte triste.
Or, dans sa dernière partie, le film prend un virage totalement surprenant. La fillette, dont on finit par épouser le point de vue, et que l’on sent enfin palpiter comme personnage, dévoile une force de résistance aussi funeste pour les autres que pour elle-même : c’est une espèce de réalisation magique de ses désirs, une plongée dans ses rêves qui se traduit d’abord par un évidement des lieux, une disparition de la mère. Avec, très vite, une terrible épreuve de solitude ainsi qu’un besoin de revoir la maman, besoin d’autant plus maladif que les instants de bonheur, dont elle se souvient alors, semblent fantasmés. Voir aussi la façon dont la violence finit par infuser dans l’esprit de la petite : les lallations se polluent d’injures, les innocents batifolages deviennent critiques, casse-gueule, tirent vers la poésie macabre. Livrée à elle-même, la fillette trouve une charogne de lapin qu’elle emporte sous son bras et câline comme un nounours. Ces étrangetés finales, superbes, achèvent de réussir le dernier quart de Nana et de rendre un peu décevants les trois autres.