De Gregg Araki, on sent l’affection qu’il porte au petit peuple des teens endoloris, Californie des anges déchus, petites peaux caressées par la mort. Refrain connu, de Larry Clark à Elephant : un certain cinéma s’est penché délicatement sur le berceau destroy de la jeunesse américaine, créant le double négatif des fictions qui, d’ordinaire, mettent en scène les ados : slashers shoot-the-bimbos ou campus movies faussement potaches et trash, vraiment puritains. Où en est le cinéma d’Araki par rapport à cette mini constellation ? Jusque là, assez loin : peu préoccupé par l’élégie des corps diaphanes, le cinéaste n’a pas mis en scène des chants d’amour aux teens, mais des bad trip sans concession (The Doom generation, Nowhere) où, malgré quelques fulgurances, l’étiquette trash-déjanté pouvait légitimement agacer. Dans les films de Larry Clark et Gus Van Sant, le corps adolescent montre une certaine imperméabilité au récit, à la narration linéaire. Tancé entre la force centripète du repli sur une intériorité en ébullition et la force centrifuge d’un collectif qui pulvérise et recompose à l’infini son identité, il n’avance qu’au rythme d’envoûtantes arabesques. Il grandit, sans jamais sortir de cet état intermédiaire d’une enfance accrocheuse. Nowhere fonctionnait un peu ainsi : voir la scène de la soirée ecstasy, éclatement d’un cercle dans les inconciliables remous d’un parcours labyrinthique.
Calé pile entre les ballets mortifères de Clark et Van Sant et les nihilistes Nowhere et The Doom generation, Mysterious skin propose une troisième voie. Elle passe par le récit, double. Histoire de Neil : petit démon aux yeux clairs, régulièrement violé à l’âge de huit ans par son coach de base-ball, devenu petite pute de parking ; histoire de Brian : persuadé qu’il a été enlevé par des extra-terrestres, trauma qui explique ses troubles (absences, saignements de nez, etc.), il cherche à retrouver Neil, qui a sans doute connu la même mésaventure. La présence devinée des aliens, présents dans tous les films d’Araki, revient en force ici sous le double aspect d’un truchement psychologique radical et comme clé des songes et pierre de rosette du mal de vivre. C’est la plus belle idée du film qui lui permet de se frotter à son sujet avec une soufflante audace : la pédophilie vue du strict point de vue de la victime, dont le regard amoureux qu’il porte sur son bourreau décuple la perversité criminelle de celui-ci. Décentrage qui esquive toute posture ramollie de précautions et moralement clean au profit d’une violence affective sans retour. Le recours à un récit disons classique permet à Gregg Araki d’enclencher sur son thème favori (la destruction de l’enfance), un pied sur le sentier d’un cinéma cathartique, l’autre sur le chemin d’un cinéma sans afféteries ni provoc’ bidon, capable de regarder en face la monstruosité, les deux sur la route d’une pudeur et d’une sensibilité insoupçonnées.