Eric Khoo (lire notre entretien): drôle de cinéaste passé de la gloire (Be with me) à la discrétion (le sublime court-métrage No day off) avant de se glisser comme un courant d’air entêtant et mystérieux dans la sélection officielle cannoise avec ce petit bout de film d’à peine une heure quinze. My magic, donc : l’histoire d’un fakir ivrogne qui, comme la domestique de No day off, tente de se faire une place à Singapour. Francis vit avec son fils et passe ses nuit à se saouler avant de réaliser que son étrange don – un corps énorme résistant à tous les sévices – pourrait lui servir à gagner sa vie. Le magicien trash se fait alors exploiter par une bande de Chinois qui le payent pour ses petits spectacles. Entendez : croquer des verres, dévorer des ampoules, mâcher des lames de rasoir, se transpercer le bras ou la langue, boire du feu ou se prendre des roustes démentes. On voir combien la féerie promise se résume à un échange de marchandises pour le moins prosaïque : sachant qu’aucun tour n’est simulé (Francis Bosco est un magicien indien), My Magic prend la forme d’une métaphore sur l’asservissement des déclassés singapouriens, corps livrés à la jungle des rapports sociaux dans une ville aperçue comme vaste cloaque (repères malfamés, arrière-cours, vieilles bâtisses abandonnées).
Le personnage du fils, qui aiguise une absence tragique (celle de la mère), agit comme une balise morale où documentaire hardcore et échauffements de la fiction viennent se répondre ou se relancer en un vertigineux jeu de bascule et d’échos. Quid du work in progress SM ou des petits spectacles enchantés qui transforment l’épave en super-héros, et vice versa ? Les effets de remise subtils entre réel et imaginaire tracent une ligne claire renvoyant dos à dos – par la grâce du regard incroyablement mature de l’enfant – le conte gnangnan et nostalgique sur la magie du cinéma (une sorte de Cinéma paradiso aux lointains accents de Bollywood) autant que la fable pornographique cruelle et clinique (qui pourrait évoquer Pain, un des premiers films de Khoo). My Magic se situe à l’interrègne de ces deux horizons, trouvant dans la mise à l’épreuve du corps énorme et lascif de Francis, comme saturé de toutes les plaies du monde, un écran aveugle en forme de trou noir figuratif. Le mélodrame tire de cette pudeur et de ce refus obstiné à se laisser domestiquer une puissance effroyable et bouleversante. Eblouissant.