Après Memories of murder et The Host, que pouvait-on attendre de l’excellent réalisateur coréen Bong Joon-ho. Retour immédiat à la superproduction explosive ? Parenthèse apaisée ? Conquête de nouveaux espaces inexplorés ? La réponse apportée par Mother a le mérite de ne pas chercher à brouiller les pistes : elle signe le retour en grande forme du fabuleux mister Bong vers le refuge – plutôt inattendu – du thriller campagnard façon Memories of murder. Rupture dans la continuité, en somme : le génial cinéaste n’oublie en effet à aucun instant de repousser les limites de sa mise en scène, renouvelant de fond en comble le cadre d’un genre pourtant rongé jusqu’à l’os par le cinéma coréen.
Deux des plus puissants plans de l’année se fichent aux extrémités de Mother : une ouverture à la beauté impromptue et sauvage (environnée de champs de blé, une femme d’un certain âge se met à danser face caméra) et un dernier à la grâce inouïe (la même femme reprend sa danse, filmée de profil à travers la vitre d’un bus lancé dans la campagne, entre les rets d’un soleil finissant). Si le premier plan semble un instant forcer une folie qui est en germe depuis les débuts de l’auteur (Barking dogs never bite), le dernier rassure définitivement le spectateur concernant sa santé mentale : Bong est suffisamment maboul pour basculer en un battement de cil dans la plus dispendieuse fantaisie. Tout le film apparaît ainsi comme une sorte de mise en abîme de cette anomalie du cinéma contemporain figurée par l’auteur, où la plus extrême et la plus rigoureuse précision (une enquête sur le meurtre mystérieux d’une jeune femme) n’est jamais loin de basculer dans la plus délirante extravagance. Expliquons-nous : Bong Joon-ho n’a rien de ces cinéastes ayant construit toute leur filmographie sur un effet de signature surréaliste (à la manière des tristes sires Gilliam ou Kusturica) ; il est au contraire un auteur hanté par la question de l’hyperréalisme, et chacun de ses films épouse, dans l’afflux des visions les plus outrées et des ruptures de ton les plus brutales, une image viscérale de la Corée d’aujourd’hui – entre satire électrique et mélodrame halluciné. Mother ne faillit pas à la règle, tissant le rapport à la fois dégénéré et bouleversant qui relie un Idiot (que tout accuse du meurtre du film) à sa mère, et le refus de cette dernière de croire jusqu’au bout à la culpabilité de son fils. Tirant le fil du mélo tragi-comique (façon The Host), le film bifurque rapidement du côté du thriller enlisé dans la gadoue (comme dans Memories of murder, encore une fois), brossant ainsi une sorte de synthèse précoce de l’oeuvre encore totalement imprévisible du cinéaste.
Si le film est une jachère (les idées se bousculent dans l’écriture autant que dans la mise en scène des gags et des effets de suspense, par excellence lors d’une scène de-palmienne de montée des eaux), tout y est marqué de l’extraordinaire limpidité des précédents films de Bong. Jamais peut-être le cinéaste n’a semblé si maître de ses effets, se permettant de feindre un retour au calme – intériorité qui contraste avec l’explosivité baroque de The Host – pour mieux accrocher le spectateur à mesure que la mise en scène révèle ses beautés. Lorsque jaillit la danse finale, c’est un peu comme si Bong, après avoir revisité chaque recoin du thriller hanté par l’échec tel qu’il est pratiqué jusqu’à la nausée en Corée, avouait avoir déjà quitté le film, ayant laissé les personnages se gonfler d’une vie autonome et débordant de toutes parts les rails trop étroits du récit. Il suffit de voir le pourtant estimable Breathless (en salles en avril 2010), qui sort ce mois-ci, pour voir combien le cinéma de Bong nous est précieux : loin de la mécanique qui nourrit le thriller coréen (système de la boucle, chaîne sans fin de la violence), sa mise en scène hallucine une Corée dont les figures, pourtant emblématiques ou volontiers caricaturales – parents, Idiot, policiers englués – résistent à tout systématisme. Cette liberté provient de l’extraordinaire fantaisie qui semble gouverner chaque scène, voire chaque plan, de Mother. L’inventivité est permanente et ne doit rien au goût de la pose maniériste qu’on trouve, par excellence, chez un Park Chan-wook : tout chez Bong est vie et mouvement, et pas un plan ne surgit sans provoquer un effet de saisissement ou de sidération (l’accident de voiture qui propulse la fiction criminelle), de rupture ou de vertige menaçant, par le grossissement du moindre détail, de faire s’effondrer le film sur lui-même. Cette instabilité électrise le film de bout en bout, de la traque du coupable au portrait en creux de la figure maternelle, et rend cependant le film plus rêche que les précédents. A jouer la carte d’une intensité intériorisée, livrant ses informations au compte-goutte, le film ne glisse pas comme pouvaient le faire Memories of murder et, surtout, The Host : il avance cahin-caha, à la manière d’une carriole déboussolée, aiguisant ses effets de rupture quand tous les précédents misaient sur une symphonie certes criarde, mais assurément plus ample et plus souveraine sur la durée. Il ne faut pas y voir la parenthèse mineure (et encore moins malade) d’un cinéaste pouvant tout se permettre : Mother est avant tout la preuve de la santé phénoménale de son auteur.