Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard est un film simple, des conversations filmées par Alain Fleischer à Rolle, au Fresnoy, parmi les objets de l’exposition, ou plutôt des ruines de l’exposition qu’il avait présentée à Beaubourg. Godard parle, avec une poignée d’interlocuteurs : Straub & Huillet, André S.Labarthe, Jean Narboni, Dominique Païni et le journaliste Christophe Kantcheff. Découpé en blocs, le film est à l’écoute, intervenant peu, comme en veille. Alors on écoute. Que dit Godard ? Pour qui a suivi de près son travail ces dernières années, rien d’extraordinaire ou de radicalement inédit. Quelques petites phrases, alors, à se mettre sous la dent. Une petite perfidie de la part de JLG, un peu mesquine, quand il snobe Deleuze qui était venu défendre son fameux montage Golda Meir / Hitler. Une anecdote, un peu d’humour, qui est aussi une vérité forte, quand il dit que c’est quand il ne sait pas qu’il a le plus envie de parler. Une grosse émotion, aussi, quand à la fin du film, évoquant le destin de deux mathématiciens maudits auxquels il s’identifie, Godard se gonfle de sanglots.
Ce qui se fait entendre, dans ce film, est, par-delà les discussions, une conversation, une conversation morcelée, celle que Godard entretient avec le cinéma, la pensée, et donc lui-même. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que l’image d’un Godard isolé, retranché derrière sa parole, sa pensée, ses raccords, ses histoire(s), n’est jamais contredite, sinon par un éclair dans les yeux, un mot plus haut que l’autre, quelque chose de fugace, toujours, mais qui comme la neige a fondu au matin suivant. La solitude au cœur d’un empire est le sujet du film, c’est certain, et d’ailleurs il est frappant de mesurer combien une certaine déférence envers JLG ravage la possibilité même du dialogue. Mais plus profondément, et au-delà de cette rupture de faisceau que le film nous montre sans cesse, ce qu’il raconte touche plus encore à la pensée-Godard elle-même – c’est sa vertu strictement pédagogique. Godard est un homme qui prend le risque de la pensée, dans sa forme elle-même la plus risquée : fragmentaire, digressive, arbitraire parfois – un bégaiement, disait Deleuze. Qui a fréquenté son cinéma – et a fortiori ses interlocuteurs du moment – sait quel douloureux paradoxe il doit endurer : il a toutes les clés, le mode d’emploi de la machine, et en même temps, précisément, ces clés n’ouvrent aucune serrure, cette machine n’en fait qu’à sa tête. Tel est l’espace compliqué où se noue un dialogue avec JLG, toujours impossible, toujours nécessaire, toujours recommencé.