Guédiguian est un drôle de cinéaste. Comment ne pas être frappé, dès l’ouverture, par la cohabitation de la rigueur du cadre et du kitsch assumé de la pastorale biblique (naissance du Christ en Provence) remise au goût du jour ? Quel film sommes-nous en train de voir ? Cette question peut sembler stigmatiser un défaut, elle révèle au contraire à quel point Mon père est ingénieur est un film audacieux, dont le noeud ne se dévoile que peu à peu, s’offre à nous dans un subtil mouvement d’hypnose. Natacha (Ariane Ascaride), une pédiatre passionnément engagée, est frappée de mutisme. Elle qui d’ordinaire parlait beaucoup se tait, les yeux éteints, dans un état de « sidération psychique ». Que s’est-il passé ? Son premier amour, Jérémie (Jean-Pierre Darroussin), sommité qui passent à la télé aux côté du ministre de la santé, va tenter de le découvrir.
Guédiguian est l’un des rares réalisateurs à prendre en charge un manque patent du cinéma français, celui de la vie de la cité et des questions qu’elle pose à ses habitants. Pas seulement parce qu’il serait l’un des seuls cinéastes politique de notre temps. La politique est souvent là où on l’attend le moins. Un film aussi radicalement aux antipodes de ce cinéma que Dancing de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, sous ses allures de récit expérimental et surnaturel était une saisissante parabole de l’accueil, travaillée par la figure de l’autre, de l’étranger, de celui qui est à la fois le même et le dissemblable. Eux comme lui partagent au fond les mêmes interrogations angoissées sur le devenir du vivre ensemble, les fondements et la pérennité de la communauté. De ce point de vue, Guédiguian n’est peut-être pas un grand analyste politique (mais de cela, on se fiche un peu), davantage un observateur acéré et sensible de ses contemporains, des ravages de leurs multiples misères. Et sans doute est-ce le bon bout par lequel le prendre, le politique : l’attention portée aux idéaux de chacun, à leurs croyances et faiblesses, loin d’un unique point de vue marxiste (ce que le cinéaste est tout de même un peu) qui aurait vite fait de déposséder les spectateurs de l’émotion et des personnages au profit des seules idées. Une certaine candeur persiste qui risque d’en agacer certains (le côté santons de Provence) mais qui, derrière la cruauté des situations, distribue dans le même temps une douceur pastel, quelque chose qui aurait affaire avec la transcendance, la persistance têtue de la beauté du monde.
C’est un cinéma littéralement clivé, oscillant dans un beau mouvement de balancier entre un idéalisme pur, presque enfantin, et la conscience noire que celui-ci vient toujours buter contre un violent principe de réalité. En l’occurrence, cette articulation prend lentement corps dans ce récit mutique qui peu à peu s’ouvre au sens et à la révélation par le biais des souvenirs. Cette construction en souvenirs permet à ce cinéma du constat (donc de la fixité des choses) d’être simultanément un cinéma du mouvement où chaque élément circule et répond à l’autre, si bien que jamais le film n’est figé sur des principes ou dans un pur présent matérialiste. La pastorale comme les souvenirs y sont tout à la fois l’espoir du présent (puisqu’ils en représentent la part d’idéal) et sa déception (d’une certaine façon, ils signent l’échec de ce même présent), renforçant un peu plus le caractère mélodramatique du film. Mon père est ingénieur est en effet porté par une puissance de mélodrame, une fine membrane pathétique qui empêche de faire sombrer l’histoire dans la démonstration, même s’il est fréquent de redouter ces instants où les personnages risquent de n’être que les porte-voix de ses questionnements. Avant tout parce que chez Guédiguian, les histoires d’amour sont une manière de politique, dans la mesure où le couple serait la cellule minimale du vivre-ensemble et à ce titre l’objet de tous les tiraillements internes (la séparation de Jérémie et Natacha) et externes (le récit des deux jeunes Roméo et Juliette de la cité). L’audacieuse utilisation de la musique pop et des chansons de variétés, qui creuse un peu plus l’expérience de Marie-Jo et ses deux amours, va dans le même sens : moins une illustration du drame par des mélodies sirupeuses, qu’une façon de remonter le temps, de signifier une époque désormais révolue, de revenir sur une utopie tout à la fois politique et sentimentale. Politique et sentimental : chez Guédiguian l’un ne va pas sans l’autre.