Mille mois, avec Les Yeux secs, est l’un des deux films étalons du cinéma marocain récent, chacun ayant été sélectionné à la quinzaine des réalisateurs à Cannes : un événement pour une cinématographie en proie à l’agonie et à la désertification artistique. Si le cinéma du Maroc bénéficie, par rapport à la Tunisie et à l’Algérie, d’un système de production assez sophistiqué, ses récents succès intérieurs (le carton Casablanca by night, invraisemblable fable populiste qui ferait passer Besson pour un progressiste), d’une indigence technique rare, ne laissent pas grand chose à espérer. La qualité autant que la liberté de ton de Mille mois, dans ce cadre sinistré, sont d’autant plus précieux qu’ils s’inscrivent moins en rupture que dans la perpétuation d’un cinéma traditionnel hanté par les années de plomb : sujet vu et revu qui trouve ici sa forme la plus fine et la plus élaborée.
Le film de Bensaïdi suit les déambulation de Mehdi, pré-adolescent dont le père est en prison (ce qu’on tente de lui cacher en lui faisant croire qu’il travaille en France), dans un village de l’Atlas en 1981. A l’image du Little Cheung de Fruit Chan, Mehdi est un regard en mouvement, petit filtre ambulant par lequel se lisent les doutes, les compromissions et l’ambivalente normalité du monde des adultes. Le film trouve dans un cadre néoréaliste (une fiction qui s’ébauche à partir de gestes et de petites parades quotidiennes) les armes d’une mise à l’épreuve singulière de la société refermée sur elle-même qu’il décrit. L’attentisme minutieux des scènes, la légèreté des événements quotidiens (la scène de la Mosquée avec le grand-père) semblent travaillés par une lame de fond plus ample, plus lourde, qui gagne peu à peu la surface du film (une mort, celle de la jeune rebelle amie de Mehdi, et tout bascule).
La révolte intérieure du petit héros de Mille mois, filmée avec une pudeur saisissante, s’inscrit dans une dureté et une sécheresse à mille lieues de toute sensiblerie. Loin du médiocre La Boîte magique du Tunisien Reda Behi (succès annoncé aux allures de Cinéma paradiso roublard, sur un sujet voisin), Mille mois est un conte froid et mélancolique, traversé d’une insondable solitude, dans lequel la moindre bouffée onirique -regarder les lumières du village s’allumer du haut d’un plateau- fait office d’appel d’air et d’ouverture à la féerie. Mille mois est un film sur l’enfance empreint d’une maturité sidérante, où la tentation de l’exil (le plan final de la famille qui s’en va) est moins le signe d’un deuil et d’une résignation que d’une échappée belle aux allures de délivrance.