Le film est découpé en trois volumes, d’une durée de deux heures chacune. Y a-t-il eu à un moment le désir de le montrer d’une traite, indépendamment des conditions de distribution ? Et inversement, peut-on voir ces trois parties indépendamment les unes des autres ?
A un moment on s’est dit qu’il fallait faire une master class rien que sur ce sujet, qui impliquerait aussi bien mon producteur que le distributeur français. Un des acheteurs du film a demandé s’il pouvait commencer par sortir le deuxième volume. Mon producteur a tout de suite répondu que c’était impossible puisque j’avais découpé le film selon cet ordre. Donc pour moi, même si on peut voir un des films en lui-même, puisque on a essayé de donner à chacun sa propre identité, je pense que le vrai film suppose de parcourir les trois dans l’ordre. La période de repos entre les trois est aussi très importante, à cause des changements de ton entre chaque partie. Si on voit les trois ensemble, d’une seule traite, le film suivant risque de dévorer le précédent. Il ne s’agit pas d’oublier un film avant de voir le suivant, mais de se débarrasser de l’expérience qu’on en a eue pour mieux se plonger dans une nouvelle et repartir à zéro, émotionnellement. Maintenant, je ne suis pas Hitler, je ne suis pas là pour imposer des règles, sauf peut-être pour les acheteurs qui veulent sortir le deuxième volume en premier.
Le film démarre en reprenant le principe qui fondait Ce cher mois d’août : l’impossibilité de faire le film qu’on souhaite faire. Sauf qu’ici, cette impossibilité semble très construite.
Disons que dans un film qui traite de la grande crise, on peut introduire une petite crise. Pas une crise d’inspiration, mais cette angoisse de ne pas être à la hauteur de l’ambition, l’idée que c’est difficile de filmer deux monde en même temps : le monde réel, matériel, et un autre qui n’existe pas mais qu’on souhaite faire advenir, amener par une pulsion. Quand je fais des films, c’est de manière instinctive, j’invente le système de production qui me permet de me lancer sans avoir trop de recul. C’est au montage que je commence à voir le film, et à la fin, comme je suis très lent, je suis obligé d’en parler, en écoutant les avis des uns et des autres, et je commence à mieux comprendre mon propre film. Par exemple, c’est seulement aujourd’hui que j’ai compris que la fin avec les pinsonniers est possible parce que c’est pleinement là que j’arrive à filmer les deux mondes, le monde réel et un monde où les gens vivent dans une société secrète où ils entraînent des oiseaux, respectant des rituels formant une alternative à ce monde-là. Ce n’est peut-être pas très utile mais c’est un autre modèle avec ses propres règles.
C’est ça le choix des Mille et une nuits, le délire de la fiction.
Et donc cette petite crise, jusqu’à quel point peut-on dire qu’elle est feinte ?
Elle l’est et ne l’est pas. Des membres de l’équipe ont partagé cette même angoisse, cette difficulté qu’il y avait à faire un film où on protégerait le réel, tout en y intégrant des éléments imaginaires, mais en conservant une unité organique à l’ensemble. Pendant très longtemps, le film était en fabrication, et nous n’avions pas de recul sur la structure. La séquence de la crise a été tournée à un moment où devait être filmé tout autre chose, ce qui n’a pas été possible. Comme dans Ce cher mois d’août, j’avais la caméra, j’étais à l’hôtel, avec l’équipe, je me suis dis qu’il fallait improviser. Nous avons donc tourné ma propre fuite du tournage comme réalisateur. Au montage, j’ai compris que cela pouvait fournir les règles du jeu pour le spectateur et l’introduire à ce cheminement de trois films. Aussi, comme je filmais le personnage de l’exterminateur de guêpes pour qui le travail ne cesse jamais, et que j’allais tourner avec d’autres qui ne pouvaient plus travailler, je me suis dit qu’il était bien d’introduire un troisième terme avec quelqu’un qui a la possibilité de travailler mais n’y arrive pas. J’ai commencé à mélanger cela, pour éviter de faire un film militant, un film qui sait d’emblée où il va, ce qui ne me correspond pas. Au début du premier volet, les voix off glissent insensiblement en dehors des images sur lesquelles elles sont posées, et c’est alors que Shéhérazade intervient pour remettre de l’ordre. Et c’est un ordre amené par le désir de raconter, par une poésie qui vient de la culture populaire, et permet de raconter le monde comme moi je ne pourrais pas faire.
Lorsque le film traite directement de la question du Portugal contemporain, c’est sous les modes les plus fabuleux : la Troïka dans le premier volume ramenée à une question libidinale, les conséquences de la politique d’austérité développée dans une scène de procès imaginaire …
Les situations les plus extrêmes sont traitées de la manière la plus délirante. C’est ça le choix des Mille et une nuits, le délire de la fiction. Parce que je pense qu’aujourd’hui il y a une sorte de mauvaise fiction, quand on lit les journaux ou qu’on regarde la télévision. La mauvaise fiction produit des mensonges, où l’on déclare raconter le monde mais de manière fausse. L’autre fiction consiste à dire des vérités en utilisant les plus grands artifices. C’est une manière d’antidote à cette mauvaise fiction.
Et dans ce choix de la fiction, quelques éléments reviennent : le bestiaire fabuleux, notamment. C’est un choix concerté de revenir à la culture populaire ?
On ne peut pas prendre comme titre Les mille et une nuits, et après filmer comme les frères Dardenne. Il faut avoir toutes ces créatures et assumer le mensonge, qu’on puisse montrer des choses très fausses et, comme dans les comédies musicales américaines, atteindre une vérité émotionnelle que le monde réel ne cesse d’étouffer.
On ne peut pas prendre comme titre Les mille et une nuits, et après filmer comme les frères Dardenne.
Cette intégration de la fable ne va jamais chercher le ciel. C’est toujours en s’ancrant dans la terre, vers le bas. L’épisode de la troïka montre ainsi une manière de prendre des politiques tombées du ciel technocratique, des dieux institutionnels pour les ramener vers des questions libidinales de bas-ventre. Inversement, la fin du troisième volume vient recueillir des habitants en bas de HLM pour les regarder s’élever avec le chant des oiseaux.
Je n’ai jamais pensé à cela, mais je suis toujours en train d’apprendre des choses sur le film. Il faut avoir des tensions et des choses très opposées dans un film, c’est le principe du cinéma pour moi. C’est sûr qu’une manière de figurer l’opposition au pouvoir passe par le sexe, sauf peut être pour Strauss Kahn. Opposer le discours public à des questions radicalement intimes mais qui en seraient le ferment, pour toujours parler de la puissance, ici sous l’angle de l’impuissance. Pour les pinsonniers, j’avais vu un film sur youtube, qui montrait la compétition des pinsons de l’année d’avant. Ce qui était très impressionnant, c’était de voir ces gens, qui vivent toute l’année dans des conditions difficiles, qu’ils ne parlaient, rester silencieux et concentrés sur le chant des oiseaux. Et ce contraste entre ces hommes, leurs bières à la main et leur extrême concentration m’a tout de suite frappé. Quand j’ai vu le film, je me suis dit, alors si ça c’est pas les Mille et une nuits, je me demande ce que c’est alors.
Cette attention au chant des oiseaux, est-ce que c’est cela le choix de remplacer la voix de Shéhérazade par des cartons à l’image ?
C’est précisément cela. On coupe la voix off pour entendre le chant des oiseaux. Le film commence avec le portrait d’une communauté qui n’a jamais existé et on enlève la voix de Shéhérazade pour entrer dans un livre. Le film s’en rapproche quand Shéhérazade rentre à son tour dans le livre. Nous entrons dans une mythologie alternative.
Du coup, avez-vous le sentiment d’avoir atteint votre ambition de départ ?
Ce n’est pas à moi de le dire. Mais je ne regrette jamais les choses. Mon but c’est d’inventer les conditions pour faire des expériences particulières, et le film est le résultat de cette expérimentation de production. On m’a demandé si ça n’aurait pas été plus pratique de faire le travail de recherche avant d’écrire le scénario et de tourner. Il est évident que non, que c’aurait été autre chose que ce que je voulais, c’est à dire trouver la possibilité de fabriquer une fiction en live. Donc, oui, je suis content de cette expérience.
Le dernier plan clôt le film sur l’accomplissement de son programme : le personnage qui marche sur la route dans la campagne portugaise est à la fois le pinsonnier qui nous a été présenté et un berger mythologique.
Pour moi, il est très important que le film se termine avec lui, sans Shéhérazade. C’est la transmission du flambeau de la fiction à quelqu’un qui ne sait pas aussi bien que Shéhérazade raconter une histoire mais qui a autre chose à transmettre, comme son extraordinaire capacité à reconnaître tous les chants d’oiseaux. Et ça, c’était une belle manière de terminer le film, à laquelle je tenais beaucoup.