Rattrapage tardif, mais nécessaire : il aurait été dommage de laisser le mois d’août engloutir ce film qui compte, sans conteste, parmi les plus belles surprises de la production hexagonale récente – et surtout, parmi les plus inattendues. Avant même sa première projection, Michael Kohlhaas a pu constituer une double surprise pour qui connaissait l’œuvre d’Arnaud DesPallières. Surprise, d’abord, de le voir débarquer en sélection officielle du festival de Cannes, là où aucun de ses précédents films n’avaient été invités, ne serait-ce que dans l’antichambre des sélection parallèles. Mais surprise aussi, et surtout, d’imaginer ce qui s’annonçait comme un western Renaissance doté d’un casting international (Mads Mikkelsen, Bruno Ganz). La réputation d’Arnaud Des Pallières s’était jusqu’ici construite sur une œuvre à la croisée du documentaire et de la fiction, où un regard intime et hanté d’idéalisme allemand traversait le champ strict du réel. Si la formule brillait dans ses essais filmiques (Drancy avenir, Disneyland, mon vieux pays natal, Poussières d’Amérique), elle virait au ton noir sur noir dès lors qu’il plongeait dans les eaux de la fiction. Le désir de liberté des personnages ou les points de fuite du récit venaient buter sur un regard sentencieux, comme si Godard avait un jour oublié le rire de Dieu pour n’être plus que le triste parpaillot du lac Léman. C’est dire à quel point le cinéaste était attendu au tournant, dans un mélange d’excitation fébrile (pour ses partisans) et de relevé mécanique des compteurs critiques (pour les autres).
Perdu dans les montagnes russes de la sélection cannoise, le film est cependant passé un peu inaperçu, comme s’il manquait du genre de proposition formelle forte attendue en pareil cas. A tort, faut-il le dire d’emblée, tant ce long-métrage semble nouer ce que le cinéma français peut faire de mieux, en s’éloignant de l’éternel modèle du premier film d’auteur que dénonçait Pialat dans un de ses derniers entretiens. D’abord parce que Des Pallières y joue sans mesure la carte de l’imaginaire promis : cavalcades, attaque de diligences, assaut du ranch et paysages arides égrènent le récit d’une vengeance rendue folle. Cet humble sacrifice au genre qui rapproche aussi le film de la sécheresse d’une série B (même économie de production et de geste) permet au cinéaste de décoincer ses poses habituelles en endossant partiellement le rôle d’un habile faiseur. Habile parce qu’il fait bien avec peu, crédibilisant son univers cévenol du XVIème siècle en misant sur l’ellipse et l’isolement de ses personnages. Si on est loin du Mel Gibson sulpicien de Braveheart (et plus près du Aguirre de Herzog), le spectacle est loin d’être indigne et Des Pallières se révèle même plutôt doué pour découper les quelques séquences d’action brutale du film. Michael Kohlhaas, c’est donc aussi le plaisir du western eastwoodien planté dans les montagnes françaises.
Mais, et c’est la plus grande réussite du film, cette aridité dans la composition donne paradoxalement une forme pleine aux élans secrets du cinéma de Des Pallières. Libéré du poids de la grande œuvre qui pesait sur ses précédentes fictions, le cinéaste secrète un travail formel éblouissant (il faut ici souligner le travail photographique de Jeanne Lapoirie) dans le cadre d’un film de genre adapté du roman de Kleist. Par ses procédés formels (élises, rapport d’échelles entre visages et paysages, rumeurs du monde hors champ), le film travaille le récit pour le tirer vers une relation cauchemardesque au monde qui n’est pas tout à fait celle du roman. Chez l’écrivain allemand, le récit se déroulait dans le pays de Saxe et opposait la figure d’un propriétaire terrien soucieux de faire valoir son droit face à l’arbitraire de l’aristocratie. Débouté injustement de ses plaintes, découvrant sa femme assassinée, Kohlhaas mettait alors le pays à feu et à sang pour qu’on lui rende justice. Dans le roman, le tragique parcours du héros était l’occasion de s’interroger sur la nature du droit et la validité des moyens employés pour faire justice. C’était aussi un regard paradoxal sur la conquête du droit bourgeois contre la tradition féodale. Si le film de Des Pallières aborde à son tour ces questions (voir le saisissant passage avec le personnage luthérien joué par Denis Lavant), il brouille tout autrement son discours.
L’ordre que veut voir établir son héros est moins celui d’une relation contractuelle entre les sujets du roi que celui du vivant. Toute la mise en scène du film s’accroche ainsi à la chair d’un monde blessé où l’arbitraire du jeune baron ne tient qu’au filet de sang suintant du flanc des chevaux confisqués à Kohlhaas. Il se poursuit aussi bien dans les cicatrices striant le corps difforme de son valet que dans le visage tuméfié de son épouse. Des Pallières filme ici avant tout la montée progressive d’un cauchemar, comme autant d’écorchures sur la peau des vivants. Ne reste alors intacte que celle de Kohlhaas, incarné comme un bloc granitique par Mads Mikkelsen, pur défi lancé au visage insolent des enfants qui semblent gouverner ce monde. Car Kolhaas, comme semblent l’affirmer les raccords entre paysages et gros plans de son visage, est en lui-même une terre d’exil à l’intérieur d’un espace retourné.
Voilà donc le fond de ce film, dont l’étrangeté se cache derrière les contraintes du genre : les enfants (baron, princesse, fille) y sont des rois insolents, et les adultes leurs jouets. Moins film historique (les personnages cévenols avec leurs accents saxons) qu’évocation rêveuse d’un monde dérangé, Michael Kohlhaas est un songe sur la barbarie terrée au fond de la civilisation. Et ce songe traverse de part en part le regard d’un homme, qui se sait lui-même déchiré entre sa fille qu’il abandonne et la défunte épouse qu’il retrouve. Derrière le western, Des Pallières filme donc jusqu’au bout le visage d’un spectre mélancolique, tiraillé entre une vie retournée et l’apaisement de la mort, jusqu’au plan final, sublime ponctuation dreyerienne d’un film plus profond qu’il n’y paraît.