Mémoires de nos pères est le premier volet américain d’un diptyque sur la bataille d’Iwo Jima opposant Américains et Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, le second volet étant consacré au point de vue japonais. Une démesure qui sied finalement au réalisateur d’Honkytonk man et Million dollar baby : non qu’Eastwood, au faîte de son pouvoir, se prenne subitement pour Cecil B. DeMille, mais il ramène le film de guerre à l’épure de son cinéma sans effort apparent, filmant chaque séquence comme une sacro-sainte évidence. C’est la plus grande force de Mémoires de nos pères : considérer en maître zen le cinéma comme un objet plein, faire confiance à l’image, au motif pour en faire surgir toute la puissance primitive. Rarement un film n’a été plus senti et plus cool, presque désinvolte vis-à-vis de sa construction narrative. Qu’on se perde parfois entre les personnages et les intrigues parallèles ne gâche rien, tant Eastwood atteint l’ultime degré de maîtrise. La splendeur graphique, l’aura du témoignage suffisent à remplir le film, voire à sublimer les principes de mise en scène qui le régissent (musique, classicisme, lumière, etc.).
Tout part donc d’une image, patrimoine historique de la culture américaine : un groupe de marines plante un drapeau américain au sommet d’une montagne. Impossible de deviner le visage des soldats, soudés les uns aux autres, unis par le drapeau et l’uniforme. La presse la reprend massivement, annonçant l’espoir d’une victoire toute proche ce qui bien sûr n’est pas le cas. On s’active alors pour retrouver les protagonistes de la photo afin de convaincre la population de poursuivre l’effort de guerre. Trois soldats sont réquisitionnés, ils ne se reconnaissent plus, n’ont tous pas pris la pose au même moment, mais qu’importe, tout le monde veut les porter en triomphe. Ils sillonnent ainsi le pays, s’exposent dans des shows à la Robert Hossein où ils gravissent un amas de rocailles en carton pâte, acclamés par la foule. Eastwood les filme en martyr, ballottés dans un entre-deux formel déroutant : d’un coté la légende préfabriquée, de l’autre la ferveur populaire bien réelle. Et au milieu, la guerre, souvenir tenace désorienté par l’euphorie et les crises (le coulis de framboise d’un gâteau replongeant Ryan Philippe dans l’enfer volcanique d’Iwo Jima).
Eastwood ne cherche pas à y voir plus clair. Au contraire, une image nous dit-il est gorgée de signifiants, de sens entremêlés qu’on ne peut disséquer sans s’y perdre. Toute la beauté de Mémoires de nos pères consiste donc à flouter le cliché, à l’animer en un média chaud, béant de mystère. D’où une polyphonie de points de vue : celui des soldats, orchestre à part entière, matrice sensible et matière première du film, lequel s’ouvre sur le cauchemar d’un vieillard qui se réveille en sursaut, refoulant la disparition d’un frère d’arme. Celui de son fils, conteur rappelant les enfants de Meryl Streep dans Sur la route de Madison, aspiré par un récit antérieur, qu’il mythifie par le temps et les liens familiaux. On distingue dans ce dispositif de transmission les entrailles pudiques d’Eastwood, cinéaste de l’intime par substitutions, homme de relecture donc démystificateur (un panoramique somptueux saisissant l’infirmerie en guerre comme un seul soutien psychologique) et construisant dans le même temps une légende parallèle, profondément marginale. Grand film.