D’abord, Matrix revolutions est à la hauteur de ses promesses : une apothéose d’action et de scènes pyrotechniques qui viennent clore, un à un, tous les problèmes exposés et développés dans les deux premiers épisodes. Selon le mouvement qui prévaut à toute trilogie, le troisième épisode est évidemment le plus attendu, celui par lequel un recul est enfin possible. L’heure des comptes a donc sonné : en dehors des qualités inhérentes à chaque opus, que vaut vraiment Matrix dans sa continuité ? Revolutions en est la meilleure des synthèses, car on y retrouve un peu de la grâce du premier, disparue dans le suprathéorique Reloaded, sans pour autant y perdre en background métaphysique, ce mélange de malice et de pompiérisme théologique qui deviennent évidemment ici plus importants que jamais.
Conclusion en deux étapes. La grâce : il faut bien avouer que sur ce point, passée la surprise moderniste (beaucoup plus que moderne) du premier, le second épisode était loin d’être une claque visuelle. Le bâclage des séquences d’action de Reloaded, vraie friandise conceptuelle de dandy, est à la limite contrebalancé par la puissance pyrotechnique de ce Revolutions. La scène de l’attaque du quai par les machines, mélange étourdissant d’archaïsme et de voluptés cinégéniques (pluie d’insectes de feu et mouvements de masse sidérants), est un sommet dont certains instants confinent au vertige. La plus attendue par contre, le combat final entre Neo et Smith, est assez faible et sans aucune inventivité. Surprise donc à certains niveaux -la chorégraphie cosmique des séquences d’assauts titanesques-, et en même temps frustration de ne jamais retrouver l’élégance et le raffinement suprême des combats à dimension plus intime du premier épisode. La grâce, si elle perce un peu, se noie ici dans un torrent de furie et d’acier : efficace mais très loin de la singularité des origines. Sur le plan de la pure mise en scène, on est donc passé d’un objet assez unique (le premier, voluptueux agrégat de technoïsme incandescent) à une sorte de normalité brillante et tapageuse, où triomphe en fait une grande maestria classique. Plutôt un retour en arrière, donc.
L’univers et le concept : c’est probablement sur ce point que la trilogie déçoit le plus. Alors que Reloaded ouvrait, en un étrange cocktail de démence et de fumisterie, sur des pistes ouvertement baroques, Revolutions agit comme un couperet. Ne compte plus ici que de refermer toutes les portes en s’en remettant à cette satanée croyance (plus que jamais : culpabilité et martyrologie judéo-chrétienne, zénitude bouddhiste, ésotérisme gothique, philosophie de marabout). Il faut voir là-dedans moins un véritable traquenard pour ados atrophiés du bulbe -même si il y a un peu de ça- qu’une forme de script-key dont les Wachowski usent et abusent avec de moins en moins de finesse. A l’image du personnage de Lambert Wilson, le Mérovingien, qui parvenait à passer dans Reloaded et qui n’est plus ici qu’un bouffon ridicule d’inutilité et de vacuité ironique, tout Revolutions n’est qu’un cérémonial religieux plutôt avarié. La faute probablement à un concept qui, s’il forçait la nouveauté à l’aube de l’an 2000 et ouvrait sur un sympathique délire dans le second épisode, n’est plus ici qu’un ramassis prétexte aux coups d’éclat d’un actionner déménageur.
Quelle révolution alors ? Celle peut-être d’avoir inauguré, avec quelques autres, un effet de fascination à rebours dont le film devient, à coups de leurres et de simulacres marketing, presque le produit dérivé. Voir une armée de men in black aux yeux d’iguanes pervers fouiller les journalistes à l’entrée de la projection, voilà qui constitue peut-être le seul trompe-l’oeil digne de ce nom dans l’affaire Matrix. De ce mouvement paradoxal (faire monter la pression et ne produire au fond que du déceptif) demeure une certitude, et qui nous suffira : dans son ensemble, la trilogie flotte à des altitudes que peu de blockbusters peuvent atteindre. Aucune révolution pour autant : juste deux cinéastes brillants et trois films haut de gamme, dont cet opus demeure la plus limpide évidence.