Comme souvent pendant l’âge d’or du film noir (1946-1956), le titre original de Mark Dixon détective – passons vite sur cette appellation made in France banale à faire fuir !- est plus qu’un indice pour le spectateur, plutôt une formule secrète qui se révélera dans le temps du film, une exergue accroche qui donnera la morale de l’histoire, la légende à retenir. Ici donc, When the sidewalk ends (Quand le trottoir finit) est un titre qui signe le décor urbain du polar en même temps qu’il désigne l’enjeu de l’histoire, le déchirement intérieur d’un flic qui se voudrait pur et dur et que des circonstances accidentelles vont amener à endosser le rôle du truand hier poursuivi. Histoire d’une course contre soi-même donc et pour parfaire le schéma-archétype du film noir, deux éléments indissociables : la quête de rédemption par quoi l’anti-héros malchanceux cherche à retrouver sa pureté et la femme qui autorise ce rachat.
De ce qui précède, on aura compris que le scénario est une des pièces-maîtresses du film d’Otto Preminger, la matrice aussi d’un bon nombre d’oeuvres à venir de Scorsese ou de Ferrara. Ecrit par Ben Hecht, le génie d’Hollywood qui souffla à Hawks le sujet de Scarface, qui signa Spellbound et Notorious pour Hitchcock et qui avait déjà collaboré avec Preminger pour l’étrange Whirpool, objet de tant de fascination par le critique Godard, le scénario de Mark Dixon ne ressemble en rien aux histoires mal fichues qui servent parfois de prétexte au fameux cinéma B. Hecht tisse ici une toile aux mailles serrées où vont se déployer tous les devenirs possibles du personnage et tous les désirs d’interprétation du spectateur. Car Preminger, au lieu de trousser rapidement une intrigue qui, orchestrée par un faiseur, se suivrait sans déplaisirs, utilise tous les codes du genre pour élever le film à une dimension fantastique et psychanalytique qui lui attira à l’époque les défaveurs d’Hollywood, mais qui lui permet aujourd’hui d’occuper une place à part dans l’imaginaire cinéphilique, un peu comparable à celle du Fritz Lang hollywoodien, celui de La Femme au portrait ou du Secret derrière la porte (récemment édité en DVD chez Wild Side Video). Originaires de Vienne, les deux ont en commun une attirance certaine pour les thèmes du freudisme et leur cinéma est celui de moralistes pour qui la noirceur objective des situations que capte si fortement le style formel des films noirs a toujours pour pendant une peinture fine des caractères, une subjectivité à vif des personnages. Elévation des sujets qui ne circulent dans le film que pour se cogner à eux-mêmes. C’est une des grandeurs du film noir, sa manière implacable de plonger ses héros dans la merde et d’observer leurs tourments avec indifférence et froideur. C’est à cette condition cinématographique qu’on devient un « dur à cuire » ; l’anglais dit « hard-boiled », définition au poil pour ce Dixon empêtré jusqu’au coup dès le début du film et dont l’obstination à s’enfoncer davantage finit par forcer l’admiration.
C’est que, comme le montre la remarquable analyse proposée par Jean Douchet dans un des bonus du DVD, il n’est pas sûr que le problème de Mark Dixon se conjugue au singulier. Donnons quelques éléments ; premier souci : trouver le bon père entre son patron, figure droite et raide comme la police, le père rondouillard et bon, injustement accusé et feu le sien propre, ancien truand qui le rattrape sans cesse et dont il veut se détacher à tout prix. Se joue là dans ce premier questionnement la relation fondamentale au père, rengaine passionnante de tout le cinéma américain. D’où je viens et quelle famille je fonde ? Mais le dilemme de Dixon n’est-il pas aussi sexuel ? Pourquoi tant d’acharnements et de violences à l’encontre de ce truand toujours impeccable entouré de ses gitons protecteurs ? Pour gagner la douceur de Morgan (sublime Gene Tierney) ? Rien n’est moins sûr : il y a des moyens moins fantasques pour séduire une fille émue d’un rien. Il faudrait regarder du côté de la mère, docteur Freud !