Deux ans après La BM du Seigneur, Jean-Charles Hue plante à nouveau sa caméra sur le bout de terre qui l’a fait connaître comme cinéaste : un terrain vague mangé de poussière et hérissé de caravanes où vit une communauté de Gitans, les Yéniches. Il y ramasse peu ou prou la même troupe de comédiens improvisés, les regarde comme un ballet de corps épais et balafrés s’échangeant des « ma couille » et des « cousins », tous portés sur les voitures volées et les tuyaux de cuivre, le feu de la carabine et les voies du Seigneur.
La découverte de cette communauté recluse dans les talus participait déjà pour beaucoup de l’intérêt que suscitait son précédent long-métrage. Il y avait là comme un cousinage proche avec la culture des white trash américains, mais sans jamais forcer la comparaison. Reste que la formule pêchait un peu par ses hésitations, entre sa pure fascination documentaire et son désir fébrile de récit fictionnel, comme tiraillée entre deux vitesses : la fixité de son observation ou le mouvement d’une aventure possible.
Avec Mange tes morts, Hue déplace sans état d’âme cet équilibre initial et se nourrit du même terreau pour faire pousser son cinéma jusqu’au ciel pur de la fiction. Le film fabrique ainsi d’emblée sa mécanique fictionnelle sur une foi de charbonnier dans le plaisir du récit, jetant dans sa narration des brassées de situations archétypales pour en faire péter la chaudière. Jason, jeune adolescent introverti, se prépare à son baptême alors que la communauté attend le retour de Fred, son grand frère, après plusieurs années passées en prison. Ce grand frère, figure charismatique dont l’absence a fini par nourrir la légende, porte aussi les stigmates du bandit en quête de rachat. Peu après son arrivée, il embarque le jeune Jason, leur autre frère et un ami, dans une virée nocturne en voiture pour monter un dernier coup.
Culpabilité, et rédemption, voyage initiatique vers la mort et accomplissement d’un destin : le film ne mégote pas sur les topiques de son récit, transformant sa traversée dans le no man’s land banlieusard en une véritable odyssée nocturne. Fred (joué par Frederic Dorkel, déjà héros du précédent film), plus que de grand frère, fait ici figure de prophète débraillé conduisant ses ouailles vers une terre promise intérieure. C’est Moïse et son petit peuple entassés dans une voiture volée, fonçant sur les chemins d’une Judée de Seine-et-Marne pour accomplir les prophéties. Autrement dit, un peu, beaucoup, la version yéniche d’un road-movie carburant à la pétoire et au mysticisme dans les plaines brûlées d’un nouveau Nouveau Monde.
Dans ce choix délibéré de faire travailler les conventions narratives sur fond de mythologies américaines, il arrive fatalement que le film tangue à la lisière du cliché. C’est que le cinéaste, tout à son désir de chauffer ses rêves de western et de polar américain sur les départementales françaises, troque parfois la vérité des scènes au profit d’un pur élan de cinéma. Le risque, c’est toujours un peu celui de la réduction folklorique quand des comédiens naissants forcent les traits de leur nature pour imiter les vieux tics de l’Actors Studio. Péché d’ailleurs habituel pour tout cinéaste français habillant son Jean Dupont des costumes de Pacino, mais péché véniel. Car, là où les petits mécanos du film de genre aiment à montrer leur cahiers de décalcomanie avec des mines de suceurs de roue et de rois du bricolage, l’entreprise de Hue confond les ricaneurs par l’innocence totale de son geste. Mange tes morts est un rêve d’Amérique qui respire la sincérité de son auteur. Comme elle est double, cette dernière avance en crabe : à la fois celle d’un jeune cinéphile brûlé aux films de Cimino et celle de l’homme qui connaît ceux qu’il filme pour avoir vécu à leur côté. C’est à ces conditions que le film réussit totalement son programme, et installe louablement ses ambitions d’aventure sur les terres du cinéma français. Car l’aventure sur l’écran se justifie d’une autre, existentielle, écrite avant même qu’une caméra ne vienne en fixer le sort sur un écran blanc. D’avoir partagé l’ordinaire sauvage et déluré de ses personnages, le cinéaste en a en effet tiré une gravité invisible, qui serait simplement le poids de la vérité au sein d’un pur univers de fiction.
Du coup, le film dépasse le simple plaisir naïf du récit et de l’image, quand bien même il y sacrifie avec une assez belle efficacité. Hue fait montre d’un regard assez sûr de cinéaste quand il s’agit de filmer la banlieue comme un paysage nouveau et un terrain vague comme une prairie malickienne. Mais ce terrain, avant que d’être vague, sec, et brûlé au soleil de la banlieue, relève d’un territoire spirituel, une zone grise où se perpétue un contre-monde à l’écart de la modernité, de la ville et de ses existences moyennes. Ce que filme Hue est un rêve de fiction tressé autour d’une utopie vivante, faisant passer les motifs du cinéma américain à travers le chas d’une communauté recluse, où viennent fusionner à quelques encablures des cités de banlieue et des appartements bourgeois, mysticisme et violence, lumière divine et glossolalie. La beauté de Mange tes morts est donc bien d’avoir retrouvé la trace d’une mythologie française pour en faire le carburant d’une fiction hyperbolique sur le tiraillement entre foi et délinquance, mais aussi tradition et modernité. Et ce n’est pas un mince exploit pour son réalisateur que d’imposer un territoire et une langue singuliers au cadre habituellement si étroit du cinéma français, et d’arracher corps et paysages à la sociologie pour les filmer comme de nouvelles icônes cinématographiques.