A ceux, nombreux, qui avaient succombé à la guerre déclarée par  le précédent film de Valérie Donzelli, le teaser de Main dans la main signalait d’emblée qu’ils ne seraient pas trahis. Un corps, celui de Jérémie Elkaïm, s’y ébroue entre les notes synthétiques et célèbres d’Orchestral manœuvres in the Dark, en une cérémonie de la jeunesse et de la vitalité qui confine à la transe. Dans le jus de cette gymnastique fébrile, c’est le cinéma français, comprend-on, qui continue de se purger pour se refaire une santé : la manœuvre ne faiblit pas, la guerre continue, et avec la même artillerie. Cette artillerie, une réplique en fait l’inventaire, adressée par le personnage de Donzelli à celui d’Elkaïm alors que celui-ci vient à douter, comme peut-être Donzelli et Elkaïm ont douté eux-mêmes au moment de se remettre à la tâche après le plébiscite vertigineux de La Guerre est déclarée. A Elkaïm qui doute, donc, Donzelli dit : « T’es jeune, t’es beau, t’es frais, t’es sexy ».

 

Avant de se demander ce que vaut ce nouveau film jeune, beau, frais et sexy, et s’il pourra continuer de sauver le cinéma français, il faut saluer la cohérence avec laquelle se développe ce qui, jugement de valeur mis à part, constitue bel et bien, déjà, une œuvre. C’est une cohérence qui n’est pas seulement celle de la forme (laquelle, toute en clips sucrés et en gymnastique, est intacte – l’inverse eut été surprenant vu l’accueil qui lui a été fait la fois précédente), mais bien la persistance d’un sujet. Dans ce sujet qui ne varie pas avec l’argument de Main dans la main, on reconnaîtra sans peine une inquiétante phobie de l’altérité, laquelle n’est au fond, bien sûr, que la contrepartie d’un narcissisme carabiné. Et que ce sujet prenne systématiquement, d’une manière ou d’une autre, les contours d’une féérie, révèle combien, pour le couple frais et sexy qui est ici aux commandes, l’idée même de l’altérité relève tout bonnement du surnaturel. La gymnastique, d’ailleurs, n’y est jamais qu’une opération magique d’épuration : avec la course (courir, on ne faisait que ça, dans La Guerre est déclarée), c’est tout le reste, tout autour, qui disparaît, absorbé dans la dépense, noyé dans le flou – le décor, les autres corps, tout ce qui pourrait courir sur les brisées de l’aérobic radieuse de l’égo.

 

Dans La Reine des pommes, une fille (Donzelli) se fait quitter par son petit copain (Elkaïm), et ne parvient plus dès lors à voir le visage des autres hommes, tous transfigurés à l’image de son fantasme perdu. Dans La Guerre est déclarée, un couple (Donzelli et Elkaïm) a un enfant, et l’enfant a une tumeur. Mais le film lui aussi a une tumeur, c’est l’enfant. Dans le film une guerre est bien menée, mais ce n’est pas celle de la vie contre la mort, c’est celle d’un clip (la publicité d’un coup de foudre, en musique) contre tout ce qui pourrait le priver de se jouer. Pour faire de la place au clip, pour lutter contre la tumeur de l’altérité, une seule solution : l’ablation – celle de l’enfant, donc, qu’il suffit dans la deuxième moitié du film de ne plus filmer du tout. Une autre scène du film disait encore plus précisément quelle genre de victoire il s’agissait, sans relâche, de célébrer. Dans la chambre d’hôpital où dort l’enfant invisible, le couple a un problème : sa voisine de chambre a mis la télé trop fort. Dilemme : comment lui demander, poliment, de baisser le son ? La requête est préparée comme on prépare une bataille, et débouche sur une victoire célébrée avec une effusion qui est le modus operandi du film : la voisine (qui a à peine droit à un plan) dégaine sa zappette et baisse le volume, hourrra !

 

Enfin, entre La Guerre est déclarée et Main dans la main, Jérémie Elkaïm a tourné dans une grande discrétion un court métrage, Manù, dont le récit confirme avec une étonnante limpidité l’insistance de cette préoccupation. À Paris, un couple (Donzelli et Elkaïm), voit débarquer un Indien d’Inde, Manù (qui s’appelle en fait Manu mais son accent lui fait prononcer Manù), qui s’installe chez eux sur la recommandation d’un ami qui n’avait pas pris le soin de les prévenir. Avec l’étranger Manù, la tension monte au sein du couple, qui n’arrive pas à se mettre d’accord : est-il bien raisonnable de sortir dîner en laissant Manù seul dans l’appartement ? Et s’il volait l’ordinateur ? C’est la météo finalement qui fera retomber la tension : dehors, il commence à neiger, et Manù, qui n’a jamais vu la neige puisqu’il est indien, ouvre grand ses yeux. Donzelli et Elkaïm se sentent un peu bête, et tout le monde se réconcilie. Le court métrage, allez comprendre pourquoi, n’a pas beaucoup tourné dans les festivals.

 

Main dans la main commence précisément comme une fable sur l’altérité. C’est le rat des villes (Lemercier, grande bourgeoise, prof de danse classique à l’Opéra Garnier) et le rat des champs (Elkaïm, à la campagne, mais déjà jeune, beau, frais et sexy, et donc paré pour la capitale). Comment faire se rencontrer les deux extrêmes, et, accessoirement, comment trouver une place à Lemercier au sein du couple ? Facile : quand ils se rencontrent, l’un et l’autre ne font plus qu’un, littéralement. Opération féérique, encore : sans jamais chercher à l’expliquer, ni par un coup de foudre ni par quoi que ce soit d’autre, les gestes de l’un se calent sur les gestes de l’autre, autrement dit il n’y a plus d’étranger du tout. Idée qui, en soi, est d’ailleurs loin d’être inintéressante dans son principe burlesque. Ce principe détonne dans le cinéma français (saluons au moins cette ambition-là), d’ailleurs c’est simple, il est américain : c’est, à peu de choses près, celui qu’avaient suivi les Farrelly dans un film génial, Deux en un. Sauf que précisément, de cette idée, il ne sortira rien, rien d’autre que l’idée, pauvre petite idée qu’on abandonne dans un film où il n’y a rien ni personne pour la faire circuler, sinon une voix off de secours qui constitue la même béquille que dans La Guerre est déclarée. C’est un peu triste pour elle, parce que sa seule présence, si elle ne suffit pas à donner de l’intérêt au film, parvient par endroits à rendre son impuissance touchante, comme peut l’être un enfant qui, après être parvenu à tromper son monde par une habile mystification, finit par révéler de lui-même la supercherie, écrasé par le poids de son mensonge.