Fin du monde, espionnage et chippendales : ne pas chercher de logique dans l’oeuvre récente de Soderbergh (Contagion, Piégée et Magic Mike se suivent sur dix mois). Jonglant avec les sujets, son cinéma donne de sérieux signes de bougeotte stérile, comme si sa matière l’intéressait moins que les trucs et astuces du parfait petit monteur. Voilà pourquoi Magic Mike (soi-disant son dernier film avant de raccrocher et de devenir Jackson Pollock) est a priori suspect : à part déployer son filmage de bon élève, on voit mal ce qu’un éplucheur de dossiers comme lui vient faire au milieu des thorax rutilants.
Il y a bien plusieurs films dans Magic Mike. Le premier est un documentaire agrémenté de belles plastiques, axé sur une simple question : qui es-tu, d’où viens-tu, chippendale ? C’est le plus évident, puisque le récit est initiatique (on suit les premiers pas de stripper d’un jeune maçon lunaire, manière de scruter le milieu à travers des yeux innocents). Ce film-là démarre plutôt bien mais ne peut s’envoler totalement, parce que Soderbergh reste un étudiant appliqué : il s’entête à trouver le cut parfait, à maintenir toujours les bonnes distances. Réflexes acquis à l’école des indés, mais qu’il faudrait bousculer pour attraper le geste de trop, l’étincelle vaniteuse ou la folie qui pousse les hommes à se faire objets. On y parvient, ici et là, dans les vestiaires, c’est assez furtif : la dévotion d’artisan un peu balourd chez les uns (Tatum, dont le CV a partiellement inspiré le script), l’illumination chez les autres (McConaughey), une lubricité gentillette un peu partout. Mais le calibrage rigoureux l’emporte sur l’imprévu : on a rarement le temps de lire le doute dans les yeux des danseurs.
Au lieu de ça, Soderbregh se laisse dériver vers l’autre film imbriqué dans l’histoire, et qui est le moins attrayant, parce que téléphoné : c’est le portrait doux-amer de corps nus qui aimeraient s’acheter une âme ; le spleen du colosse frivole en quête d’intériorité. Tatum et ses collègues passent leur temps à fantasmer une situation stable, angoissés par la perspective de flétrir, donc de cesser d’exister. Posséder une âme, c’est pour eux posséder un bien (on parle constamment de projets de vie, de crédit, de maison et de relation durable). Par opposition, le petit maçon incarne la hantise de ses aînés, lui qui, au lieu de compenser sa nudité par la sagesse raisonnée, s’abandonne aux excès de drogues et de chair, anticipant la mort de ses muscles. Or, on se fout pas mal de cette tournure prêchi-prêcha que prend le film à mi-parcours, comme si le dilemme existentiel du chippendale se résumait à ce choix drastique : déraper ou embrasser une vie monacale.
Il y avait pourtant une histoire plus intrigante à traiter, encore une, qui point heureusement par endroits (mais c’est à se demander si Soderbergh la voit, tant il néglige de la filmer) : celle de la masculinité unique, monstrueuse, des strippers, ce rapport hybride à leur sexe que marque surtout l’immense McConaughey. Car les effusions de testostérone les mènent paradoxalement à l’émasculation : ces dieux vivants sont en vérité des femmes. L’idée transpire lors des entraînements, quand les pectoraux s’abouchent, que le leader Mc Conaughey briefe ses danseurs comme une maquerelle sermonne les filles avant d’ouvrir boutique. Les étalons utilisent leurs charmes virils comme moyen d’atteindre un ailleurs, une zone de paix au-delà du physique. Leurs attributs deviennent abstraits, innocents et fonctionnels, comme ceux de jeunes poupées de passage dans le dancing ou le X. D’ailleurs, comme elles, Tatum ne parle que d’avenir : sémillant, gamin, il respire la croyance – voilà sans doute ce qui rend Mike si magic.