Tiré du lit un matin par l’intime conviction que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde d’aujourd’hui, Klapisch retrousse ses manches et décide de durcir le ton : allez hop, à nous deux la crise. C’est, apparemment, un vrai tournant pour son cinéma, même si quelques scènes de Paris (les pires, celles où, sur un fenwick à Rungis, il partait prendre le pouls de la France qui se lève tôt) annonçaient cet intérêt neuf pour la lutte des classes. Sur le fond pourtant, rien ne change. Filmer la lutte des classes revient seulement, pour la sociologie publicitaire sur quoi fleurit le style Klapisch, à changer de marque. Après la jeunesse (du Péril jeune aux gentils étudiants Erasmus de L’Auberge espagnole et Les Poupées russes), après Paris (de Chacun cherche son chat à Paris), de quoi fait-on la pub dans Ma part du gâteau ? Klapisch donne la réponse dans le dossier de presse, en une formule lumineuse qui tient du lapsus : expliquant pourquoi le scénario contourne finalement le dénouement cendrillonesque auquel il semblait promis, il dit avoir essayé de faire, avec ce film, la « publicité de la réalité ». Cette « réalité » dont Klapisch s’improvise le barde en colère, on ne s’étonnera pas de la trouver plantée à Dunkerque. C’est la réalité du « pays réel », le chromo décidément dominant aujourd’hui (la France et le cinéma populaire français : on en parlait dans le dernier numéro de Chronic’art) d’une France en danger. France, c’est aussi, c’est surtout, le nom que Klapisch a choisi de donner à son héroïne, et c’est dire combien l’allégorie y est discrète. Au bout du film, dans un finale inouï, ce prénom un tantinet chargé finit scandé comme un slogan : « France ! France ! France ! ». Tiens bon, France, Klapisch est avec toi.
France, donc, est femme de ménage. Voyons-y un signe, dans ce film peu avare en symboles et où il s’agit bel et bien de passer un grand coup de balai. Découvrant la dialectique (dans le dossier de presse toujours, il confie avoir potassé Hegel), Klapisch y retrouve l’efficace de la publicité comparative. D’un côté, France, ouvrière dunkerquoise dont l’usine ferme pour cause de délocalisation, mère courage partie faire des ménages à Paris. France a les joues roses et le sourire benoît de Karin Viard, elle a un cœur gros comme ça, et quand elle fait son repassage elle chante à tue-tête les airs entendus à Star Academy. Mais surtout : son monde est tout en couleurs – costumes bigarrés du carnaval de Dunkerque, containers multicolores du port marchand, caddie à roulette bleu roi pour faire les courses, papier peint fleuri du rez-de-chaussée où, autour de la table, les marmots sont hilares avec leurs babines rouge ketchup et marron chocolat. De l’autre côté, Steve, requin de la finance qui a le sourire carnassier de Gilles Lellouche. Steve n’aime pas les enfants, est malpoli avec les dames (mais de toute façon son égoïsme le condamne au célibat) et quand, sur son iPhone tout neuf, il apprend qu’à Dunkerque ses boursicotages ont condamné l’usine de France, il dit : « La réalité, je l’emmerde ! ». Mais surtout : son monde à lui est tout gris, gris comme son costume bien coupé, gris comme le loft désolé d’où il contemple un ciel sans couleur qui lui chuchote en vain qu’au fond, l’argent ne fait pas le bonheur. La lutte des classes chez Klapisch, c’est Omo couleurs contre la lessive X.
France débarquée chez Steve pour y faire le ménage, un scénario de rachat se profile (le trader sans coeur enfin éclairé par le bon sens populaire de son employée), et avec lui l’hypothèse d’une comédie romantique à l’américaine. Klapisch pourtant s’y refuse, au motif, explique-t-il, que ce serait une indécente torsion à la réalité de l’époque. Quand France reçoit sa première paye, le thème de Pretty woman s’invite en fond sonore. Mais c’est dans les rayons d’un Lidl que France laisse éclater sa joie, poussant en famille un caddie plein à ras tandis qu’on joue Roy Orbison à fond les ballons. On croit volontiers à la sincérité de Klapisch, indécrottable naïf, mais il est quand même légèrement problématique qu’il ait si peu conscience de l’effarante obscénité de ce trait d’ironie, et du tableau qu’il dresse du bonheur coloré de la France du hard discount. Exaltant jusqu’au bout la noblesse chamarrée de son icône ouvrière (Karin Viard pathétiquement grimée – on n’y croit pas une seconde), le film, dans la dernière séquence, fait le ménage pour France. Découvrant que le trader est responsable de la fermeture de son usine, l’ouvrière blessée l’entraîne malgré lui à Dunkerque, le livrant de fait à la vindicte populaire. Là, Klapisch réussit indéniablement son coup : rien n’annonçait que le film puisse se conclure ici, sur la promesse pure et simple d’un lynchage. Pendant qu’autour de France la clameur monte (« France ! France ! »), la foule vengeresse prend l’ennemi en chasse, l’entraînant vers le rivage, le repoussant vers l’horizon d’une mondialisation dont son prénom, depuis le début, porte la lourde menace. Pauvre Steve, qui n’a pas su entendre ce que Klapish, cinéaste pâtissier, lui soufflait depuis le début de Ma part du gâteau : France, tu l’aimes, ou tu la quittes.