Neuvième film pour Bruno Dumont et deuxième comédie dans sa filmographie, Ma Loute a très vite fendu la Compétition officielle à Cannes comme un vaisseau amiral, regardant de très haut le cabotage de la concurrence. Sous ses dehors de farce bouffonne, le film s’impose en effet par une ambition peu commune dans le cinéma français, reprenant la métaphysique ahurie et désarticulée de P’tit Quinquin pour l’élever à des hauteurs formelles dont on ne trouve quasiment aucun équivalent aujourd’hui. Le film s’inscrit de nouveau dans le cadre d’une enquête policière, située cette fois-ci au début du XXème siècle. Un inspecteur vient traîner son énorme silhouette sur les lieux de disparitions inexpliquées, inquiétant une famille de grands bourgeois en villégiature, mais laissant de marbre L’Eternel, surnom donné au patriarche d’un clan de prolétaires. Si l’on retrouve ici beaucoup de la formule précédemment élaborée dans le laboratoire télévisuel (son grotesque horrifique, sa mixture de prosaïsme échevelé et de mysticisme horizontal), le cinéaste ne craint pas d’y injecter de nouveaux éléments avec l’allégresse d’un savant fou.
Eléments pour partie prévisibles, comme sa lecture grinçante et outrée des rapports de classe, mais surgissant aussi de manière inattendue comme ce trouble androgyne amené par un des personnages qui ne sait s’il est un garçon travesti en fille ou une fille déguisé en garçon. Décidé à définitivement faire péter les coutures de son cinéma, Dumont ne donne cependant jamais le sentiment d’avoir tenté d’un peu trop près le diable et d’être débordé par ses envies de baguenaudage. C’est que le cinéaste est désormais à un tel niveau d’assurance formelle que même les paysages étirés de la côte d’Opale semblent rétractés comme de sublimes fonds peints dans un immense décor de studio. Pour Dumont, sortir dehors, c’est aussi bien rentrer dans son atelier où l’artiste trace de nouvelles lignes sur le fond de son retable mystique (une trinité de ciel, de mer et de terre), mais des lignes qui seraient aussi claires que celles d’une bande-dessinée belge. Il y a désormais un peu de Hergé, de Castafiore et de Dupont dans ces tableaux flamands, de la malice et de la joie qui en venant colorer la gravité de son cinéma lui offrent une secrète tonalité mélancolique.
Reste que la parfaite maitrise de ce melting-pot formel tient avant tout à la netteté de ce qui le fonde. La farce bouffonne dans laquelle Dumont entraîne ses comédiens professionnels, jusqu’à les travestir en de perpétuelles grimaces plantées sur des corps démantibulés, est aussi bien une idée de burlesque cinématographique qu’une vision du monde. Vision dont la malice tient, entre autres choses, à révéler par l’outrance ce que c’est que d’être aujourd’hui un professionnel de la comédie : un être grimaçant en toute occasion, phraseur begayant pour Luchini ou diva larmoyante pour Binoche. Des êtres dont la nature serait le jeu comme, symétriquement chez ses acteurs amateurs, le jeu serait la nature, aboutissant ainsi à une égalité des termes qui homogénéise ce casting hétéroclite. Et c’est peut-être ici que se révèle la nouveauté fondamentale du cinéma de Dumont : un art de la dialectique où les oppositions terme à terme se résorbent dans un tiers sacrificiel. Opposition entre le prolétariat vivant sur la plaine et la famille bourgeoise s’égayant dans une vaste demeure perchée en hauteur. Opposition entre les visages fermés des uns et le figures histrioniques des autres. Mais opposition, surtout, entre ceux-là dont le corps semble incessamment trébucher, bégayer, rouler par terre jusqu’à provoquer autant de situations burlesques hilarantes et ces autres qui semblent arrimer sur le sol au point de se confondre avec la matière minérale. Entre les boiteux dont la mythologie a fait son miel (la lignée d’Œdipe et ses troubles d’origine sexuel, tiens, tiens) et les divinités chtoniennes ancrées dans la terre, violentes et anthropophages. Opposition qui ne trouve à se résoudre que sous les traits d’un être androgyne, figure unissant aussi bien les polarités sexuelles que symboliques, trait d’union entre ciel et terre, où pourrait un instant, mais un instant seulement, se dissoudre la sauvagerie des uns et la décadence des autres, la nature entêtée de la chair et la mécanique chaotique de l’esprit.
A la croisée de la farce littéraire et du burlesque cinématographique, de la mythologie grecque et du mysticisme flamand, Dumont vient de réaliser une œuvre colossale qui a la politesse de fuir sa monumentalité dans l’image amoureuse et énigmatique d’un corps nu immergé dans la mer.