C’est la seule énigme de ce film par ailleurs sans mystère : où donc est passée l’étrangeté revendiquée par son titre, au sujet d’un amour qu’il dessine à l’inverse parfaitement limpide et régulier ? L’étrangeté relative, le relief, sont ailleurs : dans les aléas de la vie, bel et bien annoncés malgré tout par ce titre à consonance lelouchienne. Love is strange s’ouvre sur une coïncidence malheureuse, qui est un peu plus qu’une coïncidence : tout juste après avoir scellé d’un mariage tardif quarante ans d’amour sans faille, George et Ben sont contraints de quitter leur appartement parce que George a perdu son travail, remercié par l’école religieuse où il enseignait la musique et qui ne tolérait qu’hypocritement son homosexualité. Privés de leur nid bohème/bourgeois, incapables de se reloger à Manhattan, George et Ben devront se séparer provisoirement, accueillis à distance par le cercle bienveillant que forment autour d’eux famille et amis. On aura reconnu, dans ce scénario, la trame d’un classique de McCarey, Make way for tomorrow, dont Ira Sachs reconnaît volontiers l’influence, en même temps qu’il évoque Ozu et Voyage à Tokyo.
On reconnaîtra surtout une ambition qui animait déjà Keep the lights on, son précédent film : ambition de roman de mœurs à la douceur forcenée, caressé par des émotions poursuivies au cœur-même du cliché – exemplairement, d’un film à l’autre, ce motif compassé qui voit une silhouette se fondre lentement dans le flux de la ville. Sur le fond, cette ambition n’est pas sans noblesse, parce que sa modestie cache une entreprise en vérité assez casse-gueule : pas facile, aujourd’hui, de relever pareil défi sans glisser dans le très grand bain de la mièvrerie publicitaire. Pas facile de reprendre à la pub les clichés qu’elle-même a voracement subtilisés au cinéma. Deux bobines suffisaient à Keep the lights on pour se condamner à la glissade : superposant un cliché scénaristique (hauts et bas, sur dix ans, d’une relation de couple minée par la drogue) à un cliché formel (un panaché de tous les poncifs optiques du cinéma new-yorkais à grain), le film n’offrait guère qu’une atmosphère lounge, douceâtre et peu mémorable.
Dans une forme judicieusement plus neutre et plus ronde (et sur une bande son qui remplace Arthur Russel par Chopin), Love is strange ne fait mieux qu’en partie. Il gagne quelque chose d’emblée, par la grâce de ses comédiens principaux, Alfred Molina et John Lithgow, tous deux remarquables : gagnés d’emblée, l’existence de ces deux personnages, la complicité feutrée de leur vieux couple, le sentiment qu’entre eux la moindre attention, la plus petite caresse, se déploie au bout d’un geste entamé quarante ans plus tôt. En les séparant sans délai, le film fait preuve d’audace mais prend un gros risque. Surtout, il fait un choix étrange. Tandis que Ben est accueilli dans la famille de son neveu, où on lui a réservé une place inconfortable à tous égards (dans la chambre d’un ado contraint de partager son lit superposé), George échoue chez des amis homosexuels eux aussi mais plus jeunes et très fêtards, si bien que le canapé qu’on lui offre est généralement impraticable jusqu’au milieu de la nuit. Plutôt que d’alterner entre ces deux lits d’infortune, le film choisit de privilégier la situation de Ben, avec l’intention visible et pas très heureuse de généraliser le tableau de mœurs en y faisant cohabiter de force trois générations.
C’est regrettable pour deux raisons. D’une part parce que la situation de George, résumée en une séquence assez belle, offrait une dramaturgie nettement moins convenue. D’autre part parce que le film perd peu à peu prise sur son humeur de mélo en enchaînant, du côté de Ben, des saynètes qui le font glisser vers une sorte de sitcom affectée (quelque chose comme Mon oncle Ben, ou Six à la maison) ou de version Starbucks d’un reportage de Zone Interdite sur la crise immobilière à Manhattan. Une triste et belle ellipse conclusive ne suffira pas à sauver le film de cette confusion fatale entre simplicité et banalité, vouée à revenir peser sur l’ultime plan (un adolescent en skate, glissant vers sa vie future sous un soleil couchant) de tout son poids de niaiserie irisée.