Virgin suicides, le premier film pop et arty de Sofia Coppola, tout en toc rose bonbon, était à la fois un portrait de jeunes filles en fleurs et un beau coup de bluff, une certaine démonstration de puissance : un film fabricant sa propre imagerie, ses propres icônes, pour mieux s’y lover, les chérir, les faire passer immédiatement au-delà de toute blancheur univoque vers le mystère. L’histoire des cinq soeurs Lisbon, ces petites déesses de voisinage suicidées au plus bel âge, y était vue à travers des yeux d’enfants, de camarades de classe fascinés. Avec Lost in translation, la jeune cinéaste se détourne de cet unique point de vue et filme des adultes. Pas question pour autant de faire un film sérieux -Sofia Coppola se moque du sérieux : chez elle, images et pensées se partagent entre gravité et légèreté, surface et profondeur, mélancolie et désir. Il n’y est question que de sonder une image, d’en mesurer la durée de vie, d’en caresser le grain. Le cinéma soyeux de Sofia Coppola n’est préoccupé que des icônes qu’il enfante. C’est un cinéma maternel, protecteur et inquiet -la vérité de ses images se révèle à mesure qu’on les caresse.
Aux peaux diaphanes et veloutées, aux chevelures volantes, aux silhouettes éthérées et lascives de Virgin suicides, Lost in translation oppose le corps lourd et fatigué de Bill Murray ; contre l’hypothèse d’une mort acidulée de jeunes vierges, il propose la renaissance d’un homme fatigué. Sous les apparats de la mise en scène, qui fait la part belle aux lumières, flashs, traits rouges et jaunes striant la ville, une romance très classique entre une femme qui s’ennuie et un homme qui ne sait pas quoi faire. C’est un programme simple, mais pas indigne. A Tokyo, Bob Harris (Bill Murray), comédien en voie de ringardisation, débarque pour faire une campagne de publicité pour du whisky. Seul dans son hôtel, loin de sa femme et de ses enfants qui se passent parfaitement de lui, il croise Charlotte (Scarlett Johannsson, sublime), jeune épouse d’un photographe de mode cloîtrée dans sa chambre, un peu trop seule elle aussi. L’humour exotico-beauf tendance Wasabi, redouté un moment -au Japon les Japonais parlent japonais, sont trop polis, très petits, parfois sexuellement pervers et les pommes de douches des hôtels arrivent péniblement jusqu’au menton des Américains-, s’efface peu à peu.
Peu à peu, alors que l’acteur pré-bedonnant et la jeune diplômée trompent leur ennui au bar de l’hôtel, la romance s’installe en douceur, perçant le clinquant de la mise en scène. Une frêle excitation, un peu de désir tu, jamais de renoncement bourgeois malgré leur refus de l’emportement. Sofia Coppola cueille la naissance du sentiment sans jamais la filmer réellement, comme si le film, à ce moment, avait une longueur d’avance sur le spectateur comme sur les personnages. La romance y est entendue en son sens le plus classique, où la première tâche du couple est de savoir passer du temps ensemble, construire un espace commun de références et sceller la dialectique des points de vue dans une union supérieure où les regards sur les êtres et les choses se fertilisent mutuellement. De ce point de vue, sur l’amitié passagère et l’amour clandestin, le film est très beau : virée nocturne dans les bars karaoké de Tokyo, sourire adorable de Scarlett Johannsson et humour pince-sans-rire du génial Bill Murray, discussions sur l’oreiller, pyjama, nuits sans sommeil -envie d’être là, puis ailleurs, mais toujours ensemble.