Découvert à la Semaine de la critique, Los Salvajes est le premier long-métrage d’Alejandro Fadel (lire notre entretien), jusqu’ici connu pour avoir collaboré aux scénarios de Pablo Trapero. Cette filiation avec le réalisateur de Leonera désoriente un peu la perception du film à son abord, quand on croit y retrouver les tics formels du cinéma argentin. Rien d’accidentel là-dedans : l’égarement est bien le parcours que suit le film, de ces mains en prière qui l’ouvrent jusqu’au chant de la pluie qui le clôt. Entre les deux, le film pourtant n’aura cessé de se défaire patiemment de ses peaux pour mieux se vider de tout artifice.
Situées entre les murs d’un centre de détention pour mineurs, les premières scènes partent ainsi d’un genre de naturalisme impressionniste qui a beaucoup fait pour la réputation de Trapero, entre fable sociale et longues focales fiévreuses. Piste facile, donc mais très vite fausse : avant même le générique, cinq adolescents s’évadent de ce cul de sac dans une déflagration de violence. Avec eux, c’est alors tout le film qui pousse les cloisons de son programme pour baguenauder vers des horizons plus ouverts et instables. En quittant les terres balisées du social, Los Salvajes échappe au roman de la pauvreté barbare confrontée à la violence des institutions. Et de fait, la civilisation n’y est plus qu’une lointaine rumeur, abandonnant ses traces rouillées, carcasses de voiture, crachotements de radio ou reliefs de repas.
Dès l’apparition du titre, la chose est donc entendue : la nature a gagné tout le cadre, renversé les vieux habits du monde, et murmure d’invisibles menaces sur ses nouveaux locataires. Nous voilà dans un territoire cinématographique peu arpenté, et dont Alejandro Fadel entreprend pourtant de repousser encore les limites. Suivant l’errance de ses personnages, le film abandonne ses cartes et détraque sa boussole, mais il le fait par étapes, et chemine lentement, passé le coup de force des débuts. Sa post-Apocalypse se nourrit ainsi de deux genres différents, versant l’un dans l’autre pour mieux en dénouer les effets.
Il y a d’abord l’idée d’une pastorale possible quand on comprend que deux des fugitifs sont à la recherche de la maison de leur parrain. C’est ici la quête de l’enfance retrouvée, celle d’une Arcadie salvatrice qui innocenterait tous leurs crimes : les sauvages du titre ne sont pas les barbares, mais leur rédemption. Bien qu’ils portent sur leur peau les derniers stigmates de la civilisation, ils semblent s’enfoncer, au cours de longues scènes bucoliques, dans l’état idyllique de leur jeunesse, corps voluptueux livrés aux jeux, au vent et à l’eau, en attendant de trouver la terre promise. Mais cette coulée fauve dans la nature se double d’une violence endémique et brutale. La fuite est aussi un chemin de mort : des gauchos passent, des coups de feu sont tirés, la survie est le règne du crime, mais cette fois-ci voilé par l’ampleur élégiaque de la nature. Silhouettes qui tombent, surgissement du meurtre ou corps céleste qui suit le cours d’une rivière : mêlant pastorale et survival, Fadel entrelace le mal et l’innocence et finit par célébrer leur noce dans une veine mythologique.
Sur ce chemin le film avance, mais avance par le vide. Vide de ses cadres quand un à un les protagonistes s’effacent et que les restes du monde civilisé disparaissent avec eux. Vide de ses enjeux narratifs quand chaque situation capable d’amorcer un nœud dramaturgique est éludée, et avec elle une puissance romanesque qui n’est pas celle du film. Son centre de gravité est ailleurs, dans cet abandon qu’il poursuit en suivant les pas de son dernier personnage, le plus simple, le plus idiot, et donc le plus magicien. On pense bien évidemment à Aguirre de Herzog, mais ici dénoué de tout rapport à l’Histoire. Ce que montre le film est aussi ce qu’il est : une fuite dans les paysages argentins, une quête de vent, de terre et de feu pour s’enfouir langoureusement dans la matière, qu’elle soit celle de la nature en scope ou d’une peau en gros plan. L’un et l’autre mais aussi l’un dans l’autre, puisque le cinéma est, ici plus que jamais, un art du raccord entre deux infinis. Tout le film alors se dévoile dans cet échange de peaux, dans ce mariage entre corps et ciel. Et on comprend que son égarement était une chasse, et des plus belles, partie du plein pour aller vers le vide. Mais un vide de cinéma, soit peu de choses, mais déjà beaucoup : frissonnement du vent dans les feuillages, étoupe de nuages gris accrochés aux montagnes, pluie qui tombe. Nos regards sont lavés.
Lire notre entretien avec Alejandro Fadel