Ce nouveau double bill de films que ses distributeurs classent dans la catégorie des « excentriques du cinéma anglais » (c’est-à-dire tout sauf de la fiction naturaliste à la Ken Loach) nous promène à travers la perfide Albion, loin des clichés du genre « berceau de la minijupe » ou « capitale de la finance ». L’étourdissante voix-off d’un narrateur pincé -hybride entre le documentariste anglais Humphrey Jennings et, disons pour rester dans nos références, Patrick Brion du Cinéma de minuit– nous relate sous la forme libre d’un journal son périple avec son ancien amant, Robinson, autodidacte fantasque enseignant dans une petite école d’architecture, pauvre moins par manque d’argent que parce que « tout ce dont il a envie est impossible à obtenir ». Plus Patrick Keiller densifie l’entrelacs de la voix-off (narration de leurs voyages, anecdotes historiques, citations littéraires, données chiffrées sur l’économie anglaise), plus l’érudition pointe vers la politique. La pauvreté affligeante et les mauvaises conditions de vie d’un grand nombre d’habitants (nourriture, logement, solitude) sont les conséquences non pas de l’échec de la politique économique de Thatcher, mais au contraire de sa réussite : ce « capitalisme de gentlemen » implique le sacrifice de beaucoup pour le seul prestige de la City ou de quelques universités.
Ce qui intéresse le réalisateur -déterminé à brouiller jusqu’au bout la ligne de démarcation entre reportage, fable, travelogue et pamphlet- c’est le décalage entre les magnifiques fragments recueillis sur pellicule (un panneau, une pièce de mobilier urbain -un travail photographique exceptionnel dû à l’oeil de Keiller, qui a une formation d’architecte) et l’ironie de ce qu’ils cachent. De ce gouffre -beauté des images et des citations, extrême solitude des êtres- naît une représentation de Londres à faire frissonner bien plus que celle de Jack l’éventreur. « La véritable identité de Londres est dans son absence. En tant que ville, elle n’existe plus. En cela seulement, elle est vraiment moderne : [elle] a été la première métropole à disparaître ». Robinson serait donc, Defoe oblige, l’habitant d’une île déserte. Si les activités économiques sont ailleurs (d’où viennent, par exemple, tous les produits importés ?), Robinson veut aller y voir puisque, citant Le Portrait de Dorian Gray, il soutient que « le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible » -aphorisme qui fait de l’urbain un puzzle extrêmement instructif, mais aussi, selon Keiller, une grille de lecture de la politique. Sortir de la capitale : c’est donc l’objet de Robinson dans l’espace, dont certains paysages rappellent la phrase d’un architecte anglais familier de Patrick Keiller, Cedric Price : « La technologie est la solution. Mais au fait, quel était le problème ? » Si l’ironie corrosive du premier film perd de sa densité dans le second, cette Angleterre filmée sur le ton des Lettres persanes offre sur un ton inouï, une érudition à la Peter Greenaway (mais sans son pédantisme) et surtout une lucidité salutaire.