On ne peut s’empêcher de sourire à l’évocation, par Garrel lui-même, du féminisme de L’ombre des femmes. En quoi peut bien consister le féminisme dans un système aussi sentimental et hors-monde que le cinéma de Garrel ? Dans un cinéma aussi intimement travaillé par la différence sexuelle et l’amour-fusion ? C’est un féminisme qui n’appartient qu’à Garrel : inactuel, un féminisme de vieux garçon. De même que son ambition de filmer un couple pauvre ne signifie pas qu’il concède quoi que ce soit aux préoccupations de l’époque : c’est davantage une façon de tenter de nouvelles combinaisons pour parler encore une fois d’amour, de transformer cette matière hétérogène en préoccupations typiquement garreliennes.
Pierre (Stanislas Merhar, bloc de marbre) et Manon (Clotilde Courau, géniale) sont en couple, ils sont pauvres et font des documentaires ensemble. Pierre rencontre Elizabeth (Lena Paugam, pure créature garrelienne) qui devient sa maîtresse, et lui apprend un jour que Manon elle-même a un amant. Pierre ne le supporte pas, le fait payer à Manon alors qu’il continue de la tromper de son côté. C’est que Pierre est convaincu par sa morale de garçon : dans un couple, l’homme peut avoir une maîtresse, mais la femme n’a pas droit à un amant. Une voix-off, celle de Garrel fils, se dépose de façon parcimonieuse sur quelques plans, précisément pour évoquer cette morale de garçon qui guide Pierre – c’est sa voix intérieure. La voix n’a rien d’explicatif, sans elle on comprend tout. Mais avec elle, quelque chose s’ajoute : l’idée que le film, dès son titre, se joue du côté de l’homme, laissant le comportement des femmes à son opacité sacrée. Impossible, dans le cinéma de Garrel, de parler à la fois pour les hommes et pour les femmes.
Garrel creuse ici un motif qui a traversé ses films mais qui n’avait jamais été énoncé aussi clairement : la brutalité et l’injustice des sentiments, l’idiotie inhérente à tout comportement amoureux (masculin) qui fait toujours primer ce que l’on ressent sur ce qui est juste. En amour, et c’est un constat violent, le relativisme moral prédomine : c’est moins la raison ou la conscience morale qui décident, que l’épiderme. Pierre est en cela une bête d’amour, il est irascible, sauvage, fermé sur lui-même, égoïste, et fait souffrir deux femmes. Face à lui, Manon est une sainte qui se trouve un amant parce que Pierre s’éloigne d’elle, et le quitte parce que Pierre le lui demande. Plus Manon est irréprochable, plus Pierre lui reproche des choses. C’est un cancre de l’amour qui ne supporte pas d’être avec la première de la classe : Manon, qui sait aimer, le renvoie à sa mesquinerie.
C’est ainsi que l’on pourrait comprendre le féminisme garrélien : l’ombre des femmes pèse de tout son poids sur les hommes. L’ombre de leur exemplarité en amour, et de leur capacité à aimer, qui révèle le deuxième motif du film : celui de la différence sexuelle. Aujourd’hui Garrel semble être le seul cinéaste français à pouvoir dire « les femmes » sans passer pour un réac, le seul à pouvoir filmer « les femmes » depuis un point de vue qui fait d’elles une autre moitié du monde. Rien à voir avec la paillardise poussiéreuse des productions boulevardières type Nos femmes, sorti récemment ; plutôt un paradigme typiquement garrélien, une altérité fondamentale entre les deux sexes qui est le sujet-même de l’oeuvre de Garrel. Une manière de filmer les femmes à travers un regard d’homme, c’est-à-dire une fascination mâtinée d’ignorance masculine – Garrel lui-même avoue volontiers cette ignorance en faisant écrire ses dialogues féminins par des femmes.
L’ombre des femmes forme en cela un parfait diptyque avec la Jalousie, qui fonctionnait déjà sur ce choc entre morale de garçons et morale de filles. Les deux films ont, par ailleurs, en commun d’être très courts et très elliptiques, d’autant plus aiguisés qu’ils semblent fonctionner sur la mémoire des films précédents, mettant à profit la connaissance établie du monde garrélien. C’est ainsi qu’on perd de vue Elizabeth, glissant à la faveur d’une ellipse comme elle glisse de la vie de Pierre. Il n’est pas interdit de penser, ici, à Woody Allen (celui de Match Point ou Crimes et Délits), chez qui la marge de l’adultère est intenable sur le long terme, et les maîtresses autant de figures mentales patientant la journée dans des chambres et dont ne reste, au spectateur, que le souvenir d’étreintes clandestines. Garrel a toujours cru qu’il pouvait filmer l’amour comme s’il s’agissait d’une matière, palpable, quantifiable, présente dans un plan puis absente dans l’autre. Il y a des plans avec amour et des plans sans (et de ceux-là on ressent toute la froideur), comme il y a des plans avec plus de noir que de blanc et inversement. La précision inouïe du cinéma de Garrel tient à cette façon d’envisager la mise en scène comme un art simple, un travail sur la matière où l’on dose des quantités : de lumière, d’obscurité, d’amour.
Pierre et Manon rompent, l’amour disparaît – carence d’amour dans le plan. Ils se retrouvent après des mois de séparation à l’enterrement de l’ancien résistant au sujet duquel ils préparaient un documentaire. Manon annonce à Pierre que l’homme était un imposteur et un mythomane, et Pierre comprend que son documentaire ne vaut plus rien. Manon le rassure : au contraire, le documentaire sera d’autant plus passionnant – lui croit que c’est affaire de sujet, elle lui rappelle que c’est affaire de regard. Dans ce dialogue, Pierre et Manon retrouvent leur complicité d’alors, celle qui faisait dire à Manon : « travailler avec l’homme que tu aimes, il est là notre amour». Irrésistiblement, ils retrouvent un langage commun. Chacun avoue à l’autre qu’il lui manque. Les retrouvailles durent quelques secondes d’euphorie blanche : Merhar explose de joie, il lui aura fallu plus d’une heure de film pour s’ouvrir enfin comme une fleur. On a là l’étrange sentiment d’assister à une véritable happy end de comédie du remariage, une brusque surdose d’amour.