Le film commence sur un écran de télévision en état de zapping : acrobates, « talk-show » vulgaire, paillettes… Plus tard, une des ultimes séquences montrera le même écran, mais bloqué sur une seule chaîne : la main qui manœuvrait la télécommande, les yeux qui regardaient, seront définitivement morts. Cette froideur d’un regard déjà envahi par la mort imprègne tout le film : distance, impassibilité, désespoir sec. Elle constitue aussi la principale caractéristique de son personnage principal, Eugénio (Canto E Castro), vieil homme condamné à une longue peine de prison, et qui traverse le quotidien carcéral avec la distance de celui qui ne croit plus en rien. Son seul centre d’intérêt semble être la correspondance entretenue avec un portugais exilé aux États-Unis, Daniel, aux yeux duquel Eugénio se fait passer pour une jeune fille à marier, lui soutirant régulièrement quelques dollars dans l’attente d’une hypothétique réunion… L’irruption, au sens strict puisqu’ils vont devoir vivre ensemble, d’un jeune détenu, Vasco (Francisco Nascimento), dans la vie d’Eugénio va permettre à ce dernier de donner un tour plus ambitieux à son arnaque par correspondance, et, peut-être, de nouer dans la réalité un lien moins désincarné.
Nous disons « peut-être », car c’est le principal défaut du film de João Mário Grilo (né en 1958, enseignant le cinéma à Lisbonne et réalisateur de plusieurs longs-métrages) que de proposer un développement scénarique en contradiction avec les choix esthétiques qui font par ailleurs exister son univers. Le meilleur de Loin des yeux réside en effet dans cette capacité à épouser cinématographiquement la froideur et la distance de son personnage principal (cadrages très pensés, absence d’effets, rigueur de l’observation), pour rendre compte de la misère mentale et réelle dans laquelle il survit. Cette manière culmine dans une scène tout à la fois sinistre et hilarante, où les occupants de la prison au grand complet sont réunis pour un « concert de Noël ». Grilo filme en champs/contre-champs minimalistes et impitoyables un vieux-beau fardé chantant l’amour sur une scène miteuse, et les spectateurs dans la salle, directeur et officiels dodelinant gentiment au premier rang, puis, s’étalant dans toute la profondeur du champ, les prisonniers, goguenards, ennuyés, captivés, des couples d’hommes se formant tout au fond, qui esquissent un pas de danse, s’embrassent timidement… Par malheur, cette qualité très particulière de regard que met en place Loin des yeux n’a, littéralement, pas d’histoire à raconter : elle enregistre, dans un laconisme terrible, l’horreur dérisoire de l’enfermement (intérieur comme extérieur).
Or, le film tente néanmoins de nous la proposer, cette histoire. Il met même en branle un mécanisme complexe d’échange et de circulation (lettres, messages secrets, argent) entre les divers protagonistes, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le Portugal et l' »ailleurs » de l’Amérique. Le caractère volontariste du scénario est, du coup, sans cesse remis en cause, et presque toujours carrément désamorcé par le regard que le cinéaste pose dessus. Il est sans doute dangereux de se trouver pris en tenaille entre l’histoire que l’on a à raconter et le point de vu radical qu’on voudrait adopter. João Mário Grilo a manifestement tranché en faveur du regard. Cinématographiquement, c’est peut-être respectable. C’est en tout cas trop préjuger de la résistance du spectateur.