Le héros a pour nom Piscine. Ses parents lui ont fait cet affront. Tout le monde évidemment se paye la bobine de Piscine, surtout à l’école. C’est par-là que démarre ce film d’aventure aux ambitions très larges, qui sont véritablement celles de l’odyssée, au double sens d’Homère et de Kubrick. Ang Lee nous livre son voyage au-delà de l’infini, son road movie cosmique – sur l’eau, mais cosmique. Pour en résumer à l’extrême la philosophie, disons que c’est l’histoire d’un nommé Piscine qui fait naufrage en pleine mer.
Ce 2001 des eaux, donc, comment est-ce ? Globalement peu digeste, excessivement turquoise, deux ou trois fois sublime. Expliquons-nous : d’abord Yann Arthus-Bertrand vient trop souvent à l’esprit ; il y a surcharge de soleils rasants. On dirait qu’Ang Lee a renversé du coude l’encrier à aubes et à crépuscules, ces choses roses et orange dans lesquelles on trempe sa plume, d’habitude, avec délicatesse. Partout des gros pâtés – dont quelques-uns, tombés comme il faut, bien dentelés et sans bavure, ont quand même une allure grandiose, on verra précisément lesquels.
Mais d’abord, Piscine. Il faut dire que ce personnage, quand même, est formidable de s’appeler Piscine – et de vivre dans la foulée un trip métaphysique maritime. Autrement dit d’élargir ses bords au grand large, de commencer chlore et de continuer sel. Toute la première moitié de L’Odyssée de Pi, mélange raté d’emphase et d’exotisme désuet, de faux élans de grand récit d’aventure, ne se laisse suivre que parce qu’elle parle, en filigrane, de l’aberrant prénom. De qui le porte, de pourquoi et comment. A ce moment-là du film, Piscine est déjà obsédé par l’infini, par l’illimité. Il préfère qu’on l’appelle Pi, ce qu’on peut comprendre, d’autant que ça donne 3,14 (dont il arrive à calculer, de tête, des lignes et des lignes de décimales). Le grand mystère de la vie l’obsède, alors il se convertit à l’hindouisme, à l’islam et au christianisme. Si l’exposition, très longue suite de cartes postales, se cherche désespérément un souffle épique, on la regarde quand même avec intérêt puisque l’aventure s’épanouit en même temps que le personnage. Ce qui n’est pas rien.
La deuxième partie, qui constitue le gros du film (ne pas se fier à la bande annonce qui fourvoie totalement le spectateur, en mélangeant les lieux et les temps et laissant attendre, finalement, bien pire que ce que le film est en réalité), raconte le naufrage et la survie de Piscine en pleine mer. Il se retrouve seul sur une barque en compagnie d’un tigre, d’un zèbre, d’une hyène et d’un singe (animaux d’un zoo que ses parents déménageaient). Piscine réussit à s’isoler de la ménagerie en se fabriquant un petit radeau, qu’il attache à la barque ; il ne restera bientôt plus que le tigre et lui. Le grand voyage, pour Pi, ce sera surtout de devenir félin, de parler la langue tigre. De se mettre à rugir et de négocier ce territoire qu’est la barque. Spectacle indéniablement beau, quoiqu’il soit difficile d’y croire. Pourquoi ? Eh bien parce que le tigre n’est pas un tigre, c’est un nounours. Evidemment la créature est numérique (travail bluffant), mais l’ennui c’est qu’on distingue dans les yeux, dès le début, une sur-expressivité déjà anthropomorphique. On lit moins, dans ces yeux-là, la bestialité que la colère. Il y aurait comme des degrés limites, dans la magie numérique, au-delà desquels un film redeviendrait automatiquement sobre. C’est le cas de L’Odyssée de Pi.
Ce serait certes un peu pinailler si cette surenchère ne se trouvait partout, notamment dans la façon de filmer les féeries de la mer, faux événements purement décoratifs. Pourquoi par exemple commencer une scène par l’apparition de phosphorescences marines, qui à elles seules mériteraient tout une séquence, si c’est pour leur ajouter tout de suite le surgissement d’une baleine avec sauts de cabri dans les airs ? Deux événements énormes, qui l’un sur l’autre font zéro. Reste que le tigre, à plusieurs reprises, regarde les étoiles ; et que regarder le tigre en train de regarder les étoiles, presque pensivement, c’est beau. De même que lorsque Lee, au milieu de son orgie numérique, cesse d’être strictement figuratif, faisant se confondre l’eau et la voie lactée, ou bien filmant le rêve du félin (élégante évocation du 2001 de Kubrick) on se laisse complètement séduire. Et puis Depardieu, pour l’occasion d’un mini-rôle de cuistot de marine, retrouve diction et justesse.