Entamé sur le versant GI’s avec Mémoires de nos pères, le diptyque de Clint Eastwood sur la bataille d’Iwo Jima se poursuit du côté d’un bataillon nippon. Pas de symétrie toutefois, et c’est tant mieux : à peine si les deux films se répondent ou se croisent, en tout cas, ils ne se ressemblent pas. Mémoires s’ouvrait sur le hurlement caverneux d’un vieillard terrorisé, métaphore d’un témoignage troublé par le temps, la transmission et l’affect. Le paquet de courrier qu’un demi-siècle plus tard des archéologues exhument de la cendre en ouverture de Lettres d’Iwo Jima délivre au contraire une parole encore palpitante, non oxydée. D’où un film plus limpide que son frère ennemi, plus calme et résigné. Lettres d’Iwo Jima est un vrai film de losers. Bien sûr, le cinéma américain s’est déjà penché sur l’idée de défaite (les films sur le Vietnam ou récemment l’Irak), mais en retire un enseignement, du moins une remise en question qui ne cesse jamais d’être constructive. Clint Eastwood filme quant à lui la fin d’un monde, son effondrement matériel, son éclatement social.
Au delà de la logique qu’impose le recul historique, les Japonais n’y pouvaient rien changer et le savaient. La flotte américaine ayant neutralisé le Pacifique, Iwo Jima devait tomber avant le premier coup de canon. L’armée japonaise dépêche sur les lieux le général Kuribayashi, réputé pour ses innovations stratégiques et sa bonne connaissance de l’ennemi -il a résidé aux Etats-Unis durant ses années d’études militaires. Ses méthodes chamboulent l’état major et les troupes, écartelés entre désobéissance et fascination. En laissant les Américains débarquer sur les plages pour les attendre plus haut, s’enterrant à flanc de montagnes, Kuribayashi cherche moins à retourner le destin qu’à le freiner au maximum. Maîtriser sa mort et celle de ses troupes, au nom d’une nation terrassée, gloriole patriotique qui, même évidée, rayonne auprès des individus. Dans Mémoires de nos pères, les soldats pleuraient de se voir portés en héros. Ici, les Japonais se demandent comment bien perdre. Les soldats devenaient américains par sens du devoir, fut-il atroce, injuste ou ridicule dans les faits. Leurs ennemis apprennent à mourir et se détachent de leur peuple : la résistance héroïque du général ne rencontre aucun écho sinon un mensonge d’état.
Tout cela apparaît comme une hypothèse. Eastwood a beau tourner son film en langue locale, il ne se prend certainement pas pour un Japonais, mais reste américain, du moins le cinéaste classique qu’il a toujours été. Comme sa vingtaine d’autres films et particulièrement ceux dans lesquels il ne joue pas, Lettres d’Iwo Jima possède une raideur, un figement discrètement distancié qui relativise l’empathie envers le sujet filmé. Eastwood ne joue donc pas les témoins, il médite en profane, cherche à décrypter ce que ses personnages savent mieux que lui. Le film retourne l’imagerie guerrière, au sens où il la détoure plutôt qu’il ne la déploie. Un hara-kiri collectif est ici morcelé par la mise en scène en une série de choix personnels : chaque soldat a son plan, chaque geste, son raccord. La quête de l’universalité n’a rien d’une morale, c’est davantage un geste pudique et modeste. Ce mouvement emprunt d’évidence et de sagesse fait toute la grandeur de Lettres d’Iwo Jima.