Dans Omelette, son premier long métrage en forme de journal intime, Rémi Lange avait trouvé l’alibi nécessaire à la construction d’une narration réelle. L’événement -l’annonce de son homosexualité à sa famille- donnait lieu à un récit étrange, abolissant les frontières entre docu vérité et reconstitution roublarde. Les Yeux brouillés fonctionnent sur le même mode incertain renforcé par l’absence de sujet. Car Rémi, cette fois-ci, ne sait pas quoi filmer : son entourage se porte bien, il file le parfait amour avec Antoine, et aucun fait exceptionnel ne semble prêt à pointer son nez. Puisque l’action ne vient pas à lui, c’est au cinéaste de la mettre en place. Voilà pourquoi Rémi se jette dans les bras de David (jeune homme dont les « yeux brouillés » préservent l’anonymat), ce qui, forcément, aboutit à une crise dans le couple qu’il forme avec Antoine.
L’intérêt de cette vraie fausse fiction autour du trio d’amants ne naît pas de son potentiel en tant que telle (l’argument est on ne peut plus pauvre et banal) mais de son intrusion forcée dans un film qui n’en avait pas besoin. Obsédé par le cinéma narratif classique, Rémi ne peut concevoir Les Yeux brouillés sans un début, un apogée et une fin. D’où la quête quasi pathologique d’une histoire, seul élément capable de conférer à l’œuvre sa légitimité alors que Lange passionne bien davantage lorsqu’il filme son quotidien avec Antoine, une gay pride avec feu Michel Journiac (l’un des premiers performers français), ou encore sa grand-mère allant choisir un chien à la SPA. Des petits riens plutôt qu’un tout illusoire auquel le réalisateur souffre d’être inféodé, en se disant, à tort, que regarder sans fictionner est de toute façon voué à l’échec. Ce que montrent finalement -mais peut-être pas en toute conscience- Les Yeux brouillés, c’est la contamination dangereuse par la norme commerciale (le cinéma narratif, donc) de démarches underground ou expérimentales, comme si le statut de pur diariste n’était ici pas suffisant. Pourtant, Lange semble connaître sur le bout des doigts les films de Jonas Mekas et de Joseph Morder, ce dernier étant même cité (voire filmé, dans Omelette) à plusieurs reprises. Victime d’un complexe déplacé mais également de lacunes évidentes (le film donne la nausée tant il semble approximatif au niveau des cadrages, mixage et montage), le film de Rémi Lange passionne pourtant souvent grâce aux questionnements qu’il suscite malgré -voire contre- lui.