Brouillage : peuplé de personnages très, trop typiques de Téchiné, Les Témoins est un film historique, une reconstitution des années 80, qui curieusement ressemble à un film français des années 90 -période présumée phare du jeune cinéma français post-Idhec pré-Fémis. La reconstitution elle-même est flottante : pour une Simca arborant vignette réglo, deux Twingo flambant neuves crèvent l’arrière-plan. Pas étonnant de la part de Téchiné, trop savant pour ignorer que l’effet historique peut être activé autrement que via le parc automobile. D’ailleurs les cartons se chargent, découpant le film en chapitres, de préciser la date, qui seule compte : 1984, l’année de la mort de Michel Foucault, dont il fallut un temps fou pour assumer, collectivement, la cause -le Sida. L’apparition du syndrome et ses premières victimes, voilà de quoi les personnages du film sont les témoins. Un seul ancrage, un seul fait accrédite précisément la date : la création, juste après la mort de Foucault, de AIDES par Daniel Defert, le compagnon du philosophe ; épisode fictivement relayé ici par le personnage de médecin incarné par Michel Blanc. Autrement, ce n’est que ravage : sur la peau du jeune homme qu’il aime, entrouvrant sa chemise, le même médecin découvre tout à coup des taches. Sur ce versant-là, sur le témoignage, le film de Téchiné est très réussi, donnant à ressentir, avec ce mélange d’inquiétude et d’incrédulité, la réalité d’une épidémie qui allait décimer des êtres humains par millions et changer radicalement le visage du monde, tant sur le plan imaginaire que politique. Il fallait en passer par là, par l’histoire, et comment elle heurte de plein fouet ses témoins.
Cependant Les Témoins est un Téchiné mineur, agaçant parfois. On y retrouve l’éternel personnage du post-adolescent qui monte à Paris. Manu (Johann Libereau, mouais) y rencontre, dans un lieu de drague, Adrien, un médecin qui tombe sous son charme. A défaut d’être consommée, la relation se change en amitié réconfortante, puis Adrien présente Manu à un couple d’amis jeunes parents, Sarah (Emmanuelle Béart, limite), écrivain en mal d’inspiration, et Mehdi (Sami Boujila), inspecteur à la mondaine. Manu et Mehdi tombent amoureux.
Le rythme est étrange, peut-être l’écho des temps qui changent, pour reprendre le titre du précédent (et fort beau) film de Téchiné, l’écho d’un changement de climat : s’enchaînent les lettres rouges-Godard du générique, puis le film roule à toute allure, fonce de séquence en séquence, et en même temps s’abîme en un surplace qui le voit, tirant sur sa fin, s’étaler sur les mêmes lieux, refaire les mêmes scènes. Tournage et montage ne s’entendent pas vraiment, ne s’accommodent pas bien l’un de l’autre. Surtout, il y a dans Les Témoins un certain nombre de tics, de fausses bonnes idées qui étonnent de la part de Téchiné. Le personnage d’écrivain qui trouve son sujet en écrivant l’histoire du film est si éculé qu’il n’est plus supportable, comme l’est celui de la jeune mère qui va assumer sa maternité via l’histoire des autres : quand ces deux scénarios pénibles sont réunis dans le même personnage, c’est dur. Deux scènes de danse, dont l’une, sur Marcia baila évidemment, signale lourdement l’époque, sont coquettes et de trop. La lourdeur, inhabituelle chez Téchiné, de la caractérisation des personnages éprouve notre endurance.
Cet emportement un peu pingre du film, qui n’emporte pas vraiment le spectateur dans sa foulée, étonne aussi. Crises de nerfs, semi échec du romanesque : impression, encore, d’assister à un film français des années 90. Reste que Téchiné est aux manettes, et ça fait toute la différence. Il y a chez lui une pente abstraite, brusque, qui tire toujours les films vers le haut : à la lumière brûlée du décidément indispensable Julien Hirsch, tel raccord sur une porte translucide derrière laquelle transitent de sombres silhouettes, telle apparition soudaine d’un hélicoptère, tel décadrage sur la mer ou sur le ciel, ouvrent soudain une voie respiratoire à des situations un brin soûlantes. C’est au moins à cela qu’on reconnaît un vrai cinéaste : Téchiné a peut-être trop le nez dans son scénario, y affleure peut-être un sentiment de redite et de déjà-vu, mais il a aussi les yeux et les oreilles ouverts sur le monde, dont il capte de manière saisissante les décrochages les plus vifs.