Ceux qui ont vu les films d’Ariane Michel, qui les ont vus dans des galeries et plus rarement des salles de cinéma voire dans une forêt, ceux-là savent que ses acteurs de prédilection sont des chouettes, des chevaux et des morses, quelques ours et quelques hérissons s’aventurant la nuit. Des films featuring les animaux du monde. Exit (ou presque) les hommes, qui figurent pourtant au titre de son premier long métrage. Documentaire animalier, alors ? C’est autre chose. Par exemple, Rêve de cheval, 11 minutes. Des chevaux dans un pré, soudain c’est la panique, les voilà qui dressent les oreilles et s’agitent, et dans le pré d’à-côté on découvre un drôle de zèbre, mi-cheval, mi-zèbre justement, un hybride. Autre micro-fiction, Sur la terre, 13 minutes : deux morses allongés sur une plage, ils dorment, seront-ils perturbés par le deux mats qui glisse au loin ? Encore : The Screening. Ariane Michel a emmené des gens voir un film avec des animaux, projeté au milieu de la forêt, et filmé ce screening, avec les spectateurs et les animaux de la forêt venus en voisins.
Les Hommes est un long métrage, filmé en même temps que Sur la terre, quand Ariane Michel participait à une expédition au Groenland sur un voilier dérivant parmi les glaces. Les premiers plans du film sont extraordinaires, à couper le souffle. La caméra semble glisser au-dessus d’une mer d’huile, chercher son chemin dans le nulle part, suspendue dans le vide, ne touchant rien. Approchant d’un morceau de glace flottant, elle continue sa route, avale l’espace quand crac, la glace se fend sous l’impact de la coque invisible d’un bateau. Un phoque qui l’aperçoit plonge lourdement. Bienvenue dans le grand nord, le monde du silence existe aussi à la surface. C’est beau, bien sûr, calme aussi, et un peu inquiétant. Inquiétante quiétude, quiétude inquiétante : immédiatement se pose la question de la présence d’une caméra dans cet univers éteint, perpétuellement lui-même. Indifférente nature ? Précisément.
La force du film tient à ça : faire sentir ce qu’il y a de vertigineux dans l’insistance de la nature à n’être pas autre chose que ce qu’elle est, son effort à persister dans son être, comme disait l’autre. Faire sentir que son temps n’est pas celui des hommes, mais s’écoule souverainement, dans ce qui est, pour nous, un ailleurs vide et absent. Puisque le film est classé documentaire, parlons de la vieille rhétorique de ce genre : le point de vue. Celui des Hommes est au ras des galets, caméra posée sur la plage, position morse, voyant de loin arriver les hommes sur leur bateau tranquille. Ils accostent : scientifiques, explorateurs, intrus gentils. Ils sont d’abord loin, se rapprochent peu à peu. C’est un événement absolu, et pourtant rien ne fait réellement événement ici, sur cette terre qui continue à être. On pourra regretter que le film choisisse à son tour de faire un pas, et d’aller regarder de plus près les hommes, jusqu’à les écouter (même si ce qu’ils racontent est passionnant). Ou bien penser à l’inverse qu’il y a quelque chose de salvateur à rejoindre ainsi in extremis la communauté humaine, pour échapper à ce qu’il y a d’asphyxiant dans ce vide et ce rien, ce temps sans Histoire. Le film pâtit peut-être de cette hésitation, et fait trouver le temps un peu long. Mais on ne regrette pas le voyage dans cet interrègne étourdissant.