Ça n’aura échappé à personne, la confusion règne au sujet de la sortie en salles de ce nouveau Desplechin, qui nous arrive en deux versions : une courte de 1h50 (celle que Cannes a retenu pour sa séance d’ouverture, et qui sortira dans la plupart des cinémas), et une autre de 2h15, disponible aux salles qui la demanderont et que Desplechin désigne comme la « director’s cut ». Mais l’intérêt, ici, est moins dans les raisons (impénétrables) de cet imbroglio qui concerne le réalisateur, le producteur et le Festival de Cannes, que dans sa puissante portée fictionnelle, qui prolonge le geste de Desplechin bien au-delà de son film.
L’histoire est celle d’un réalisateur (Mathieu Amalric) qui rédige un scénario sur la vie fantasmée de son frère diplomate (Louis Garrel). Ismaël, le réalisateur, est en couple avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg), une astrophysicienne très sage qui le cadre et l’apaise – Ismaël est en proie à des cauchemars tétanisants.. Le couple s’installe à Noirmoutier, où Ismaël écrit tandis que Sylvia bouquine et profite de la plage, lorsqu’un jour celle-ci rencontre Carlotta (Marion Cotillard), l’ancienne femme d’Ismaël disparue il y a 20 ans et depuis déclarée morte.
S’en remettre à ce synopsis, c’est ne rendre compte qu’approximativement d’un film qui, dans son ensemble, obéit à un pur principe de chaos et d’atomisation : aucune linéarité dans Les Fantômes, plutôt une cacophonie de récits qui se touchent sans pour autant s’imbriquer harmonieusement. Le film évoque moins cette quête de pureté romanesque qui motivait le précédent film de Desplechin, qu’un fouillis de pages arrachées à un livre où seraient consignés des cauchemars. Comme si, après avoir été un conteur amateur d’outrances, de mythologies et de récits bigger than life, Desplechin se laissait méthodiquement prendre à son propre jeu, autorisant ses créatures à totalement lui échapper.
Plus question donc de se faire chef-d’orchestre à la recherche de son chef-d’oeuvre, mais plutôt de tout organiser pour accueillir une débauche de fictions, façon monstre à plusieurs têtes. Et cet aspect monstrueux doit évidemment à l’effronterie avec laquelle Desplechin s’empare de Vertigo pour n’en garder que ce qui lui plaît, créant ainsi une sorte de référence inatteignable qui plane au dessus du film et en constitue peut-être le premier fantôme. Si Desplechin dit lui-même qui n’a pas essayé de faire un chef-d’oeuvre, c’est qu’il place Les fantômes du côté de ces films aberrants, excessifs et fiévreux dont Vertigo est évidemment le premier modèle.
Cette hospitalité scénaristique, qui n’a jamais été aussi exacerbée, est ici intimement liée à l’idée d’une fragilité nouvelle conquise avec l’âge et qui vient fêler la structure du récit. Ce vieillissement est celui de Desplechin, mais surtout celui de son acteur-héros, qu’on trouvera ici beaucoup plus entamé et beaucoup moins hâbleur qu’à trente ans, quand il pouvait se permettre le luxe du séduisant petit grain de folie. Ismaël-Amalric-Desplechin a vieilli et avec lui s’est effritée la possibilité, énoncée dans Comment je me suis disputé, d’un « récit vengeur qui tordrait le cou à la vie ». Pourtant vieillir, ici, n’a rien à voir avec une quelconque sagesse ou un apaisement enfin trouvé, bien au contraire. Les personnages de Desplechin n’ont jamais paru aussi apeurés, fous de douleur, esseulés et si peu autonomes. On pense au beau personnage d’Henry Bloom (joué par László Szabó, et double évident de Claude Lanzmann), cinéaste âgé et célébré, hanté par le souvenir de sa fille autant que par l’Histoire. Assailli par les cauchemars comme un petit garçon, il appelle au secours Ismaël en pleine nuit. C’est d’ailleurs dans la version longue que l’amitié entre les cinéastes se développe, notamment lors d’un voyage à Tel-Aviv où Ismaël accompagne Henry Bloom pour l’ouverture d’une rétrospective de son oeuvre. Le fragment, très à part du reste du récit, ajoute encore un peu plus à la débauche fictionnelle, et dresse un parallèle entre les deux amis : Henry Bloom serait une sorte d’Ismaël alourdi du poids de ses propres fantômes, qu’ils soient privés ou historiques. En cela, si la version courte apparaît plus présentable car centrée sur l’intrigue amoureuse, c’est bien la version longue qui déploie la véritable ambition de Desplechin d’un récit déréglé, sans véritable centre, et que chaque personnage peut subitement tirer à soi.
Tout comme Amalric, Charlotte Gainsbourg en raisonnable astrophysicienne n’a jamais paru aussi vulnérable et aussi peu glamour, alter ego féminin de son compagnon, plongée dans ses livres et dans ses étoiles. C’est à Marion Cotillard qu’est dévolue la tâche d’incarner ce mystère féminin impénétrable: l’actrice trouve génialement le moyen de se sortir de ce rôle impossible de revenante, personnage mi-concret, mi-surnaturel qui sera progressivement invité à perdre son aura, à redevenir la fille de son père et à laisser Sylvia et Ismaël en paix. Figure séductrice et vectrice du romanesque qu’Ismaël rejette comme s’il n’avait plus l’âge pour ces tourments passionnels.
La crise du récit et de son héros prennent encore plus d’ampleur au moment où Ismaël revient à Roubaix, sa ville natale. Les dernières traces de classicisme s’effondrent avec l’évanouissement des figures féminines, Ismaël abandonné à lui-même retrouve sa panoplie de clochard taré, évoluant dans la maison familiale sale et bordélique comme dans une chambre d’ado. L’homme cauchemarde, s’offre des poules, se prend pour Aby Warburg et échafaude le projet d’abolir l’antisémitisme européen en comparant l’Annonciation de Fra Angelico et Les époux Arnolfini de Van Eyck. Jamais Desplechin n’était allé si loin dans le commentaire bouffon sur son propre cinéma, sur lui-même et sa relation à son producteur (joué par Hippolyte Girardot). Ce principe qui lui est propre et qui veut que le monde se décode par la culture et les références savantes, mute subitement en bouffées délirantes qu’essaie d’apaiser un producteur pragmatique – fragment qui se prolonge évidemment dans l’histoire du conflit entre les deux versions du film, l’une plus tenue, celle du producteur, et l’autre, plus excessive, qui serait la director’s cut.
Enfermé dans sa cabane, Ismaël est pareil à un petit garçon abandonné à ses jouets savants et à ses babillages interprétatifs, cauchemardant jusqu’à chuter de son lit, tandis qu’une équipe de tournage attend désespérément son retour sur le plateau. Ce grenier où Ismaël tente d’abolir l’antisémitisme, où s’amoncellent les reproductions d’oeuvres d’art, c’est un peu la maison que Desplechin a longtemps construit pour ses personnages, notamment pour Paul Dédalus dans Trois souvenirs de ma jeunesse : un petit havre de paix et de contemplation d’où regarder le monde, mais surtout, où l’on se calfeutre pour échapper à la vie. Parce qu’il frôle la crise de démence, Ismaël est attaché aux barreaux de son lit, son producteur menace d’appeler sa femme et l’homme panique comme s’il s’agissait de sa mère. C’est peut-être l’image la plus belle du film, cet homme qui ne sait pas vivre, embourbé dans ses fantômes et ses fictions, soudain délivré, apaisé par la venue de Sylvia qui sonne la fin des bêtises.
Ismaël est guéri mais, quand on connaît le cinéma de Desplechin, on ne peut s’empêcher de penser que cette guérison est une sorte de capitulation, la fin d’une aventure intime, artistique, et d’une folie aimable. C’est par une toute dernière réplique que Desplechin fait subtilement et superbement glisser ce sentiment vers la possibilité d’une intensité non plus rattachée au passé ni à la parade infinie des fantômes, mais à un pur présent qui, de justesse, rattrape par la main un homme qui s’était égaré.