Etrangement, Les Egarés s’ouvre sur une image qui tendrait, de souvenir récent (les téléfilms du service public), à devenir une image d’Epinal : juin 1940, la débâcle, une population jetée sur les routes, brouettes surchargées, grands-mères épuisées, matelas sur les toits des Tractions, enfants énervés, etc. Mais très vite, il suffit d’une infiltration étrange (des images d’archives, floues, ralenties, flottantes), d’une irruption sèche, brutale et violente (l’attaque d’un avion allemand, extrêmement impressionnante) et d’une série de mouvements urgents pour que le film s’emballe et quitte la route : en tentant de s’abriter de la pluie de balles qui s’abat de l’avion, une jeune veuve et ses deux enfants courent vers la forêt avec un jeune inconnu, Yvan, à la recherche d’un refuge. Après avoir marché au cœur des bois sous la conduite du débrouillard Yvan, la troupe improvisée découvre une grande maison isolée, coupée du monde. La communauté des égarés, voyageurs éphémères, s’installe dans un illusoire quotidien.
Le rythme du film semble simple -foule / course à la survie, resserrement autour d’une poignée de personnage / traversée de l’espace moelleux et onirique de la forêt et intrusion dans une maison vide- et pourtant il ne cesse de fuguer, ne se fixe jamais. C’est que la mise en scène très inspirée de Téchiné prend seule en charge la gestion fluctuante des sensations qui, presque naturellement, conduisent à la conclusion sensuelle et dramatique du film. Une tonique introduction fait arriver les personnages quasiment à bout de souffle au cœur du récit, puis, à mesure que la respiration revient, il se passe quelque chose, comme la naissance d’une musique intérieure avec ses rimes (les évanouissements d’Yvan, que Téchiné filme mystérieusement) et sa ligne de basse (la présence abondante d’un bestiaire, le quotidien qui s’organise, le temps qui passe et les horloges sont arrêtées). Le film est musical avec sa rythmique secrète mais la partition semble fragile, rentrée (on ne sort plus de la maison sur laquelle plane la menace d’une intrusion étrangère, le monde qui reviendrait par une porte dérobée) et comme chiffonnée. L’espace que filme Téchiné compose une géographie instable qui fait toute la beauté de ces Egarés -les changements d’axes, l’irruption d’angles inédits, les ralentis : toute une grammaire de la modulation-, à la fois quadrillage précis et surface poreuse d’où émerge malgré tout, malgré la cécité des captifs volontaires, la réalité du moment : cadavres, présence des fantômes (la maison appartient à un couple de musiciens juifs qu’on imagine déporté). Le retour du réel, à travers ces espaces insoumis, ramène cette femme dont on a appris le nom tard, lors d’une belle scène d’apprentissage de l’écrit (elle s’appelle Odile), au point de départ : le détour était fou, mais beau, on a toujours à gagner en traversant la forêt.