On se souvient surtout du long métrage de Jiang Wen pour avoir été au coeur du mini-scandale diplomatique qui secoua la Croisette lors de sa présentation en sélection officielle du Festival de Cannes 2000 Pour d’obscures raisons d’autorisation (probablement en rapport avec la censure), la Chine avait bien failli faire annuler la projection du film. Petit pied de nez au gouvernement chinois, Les Démons à ma porte s’est vu remettre peu après le Grand prix du Festival par le jury cannois. Une récompense méritée pour cette drolatique fresque guerrière, impeccablement réalisée par un ancien acteur de Zhang Yimou.
Tourné dans un très beau noir et blanc que l’on doit à Gu Changwei, chef-opérateur du même Yimou et de Chen Kaige, Les Démons à ma porte frappe d’abord par la beauté étrange de ses plans. Une étrangeté en adéquation avec le récit du cinéaste qui convoque plusieurs genres pour raconter la singulière aventure d’un petit village chinois en pleine Seconde Guerre mondiale. Tout commence comme une farce : alors qu’il est en train de partager un bon moment avec sa maîtresse, Dasan est interpellé par la voix d’un soldat qui lui ordonne de garder deux sacs jusqu’à son retour. Sans avoir pu distinguer la figure de son interlocuteur, qui répond au simple nom de « moi », Dasan découvre que les deux sacs contiennent un prisonnier japonais et son interprète. Les jours passent et personne ne vient reprendre ce colis plutôt compromettant. Jiang Wen filme cette mauvaise blague avec l’art d’un conteur qui saurait aussi bien choisir ses mots (voir les truculents dialogues) que ses images. En multipliant les angles de vue et les cadrages, il insuffle une dynamique visuelle à son récit qui témoigne d’une aisance de surdoué (Les Démons à ma porte n’est que le deuxième long métrage de Jiang Wen) vis-à-vis de la mise en scène, qu’il sait rendre éloquente.
Mais le film est aussi une très belle oeuvre sur la guerre dans laquelle chaque homme est sans cesse confronté à la pression de son milieu. Une influence qui peut expliquer bien des horreurs commises en ces temps mouvementés, fatalité parfaitement illustrée par la scène de l’exécution finale. Chez Jiang Wen, toute grandiloquence est cependant bannie au profit d’un humour qui désamorce la portée dramatique de certaines situations. Il utilise ainsi toutes les possibilités du quiproquo lors des scènes avec l’interprète chinois qui, pour sauver sa peau, remplace allègrement les insultes du prisonnier japonais kamikaze par des compliments. Il faut voir la gueule ahurie du soldat nippon lorsqu’il constate que les villageois répondent par des sourires à ses jurons. On mesure alors la dimension tragi-comique de cette fable humaniste à laquelle Jiang Wen insuffle un lyrisme audacieux.