Tsai Ming-liang ne va pas très bien. Son pays non plus, qui se transforme en permanence, dans une fuite en avant illusoire, royaume du BTP où voisinent jachères et supermarchés, ruines pérennes et immeubles en sursis. L’homme n’y a plus sa place, sinon pour déambuler, hagard, ou éprouver son corps posé au milieu du plan, fouetté par le vent et la pluie, une pancarte publicitaire à la main qu’il faut tenir coûte que coûte au milieu du flot des voitures, sans quoi il perdrait son travail. Tsai Ming-liang fait ainsi de Lee Kang-sheng, son acteur fétiche, une statue dérisoire dans les rues de Taipei, que personne ne regarde sinon le spectateur, lequel pourrait bien alors pester un peu contre cette manière qu’a le cinéaste de faire durer, comme font durer beaucoup de ses confrères habitués des festivals internationaux et dont la lenteur est la marque de fabrique d’un cinéma d’auteur qui à la longue, c’est le cas de le dire, s’étire dangereusement vers les rives de l’ennui, au risque d’y perdre en radicalité. Alors le spectateur s’énerve. Mais il finira peut-être par se dire, bien assis dans son fauteuil, que l’autre là, qui tient sa pancarte dans ce plan interminable, a des raisons beaucoup plus légitimes que lui de s’énerver. Le spectateur, de toute façon, Tsai Ming-liang s’en fout. On n’est pas au spectacle, et d’ailleurs ce pourrait bien être son dernier film : Tsai Ming-liang est fatigué du cinéma, du monde tel qu’il va, et il filme sa fatigue. Est-ce à dire que son cinéma, lui aussi, est fatigué ?
Au contraire, s’il semble pour le moins désabusé, il n’en est pas moins traversé par une rage et une puissance retrouvée qui font des Chiens errants son plus beau film depuis longtemps. Le cinéaste y travaille des oppositions binaires, organisant l’espace en blocs antagonistes. Des ruines y jouxtent de grands ensembles, des friches où la nature a repris ses droits succèdent à des plans cadrés dans les allées d’un supermarché. Au reste, Tsai Ming-liang enchaîne les séquences sans rapport direct, peu soucieux d’établir une continuité narrative. Ce ne sont que de purs morceaux de présent cousus les uns aux autres par l’arbitraire du montage. Ses personnages sont des exclus, un SDF et ses deux enfants, qu’il regarde intensément, en prenant soin de ne rien raconter. Il n’ont pas de passé, et donc pas d’histoire. Il est bien question d’une jeune femme, qui travaille au supermarché et enlève ses propres enfants une nuit d’orage, mais on les retrouve réunis à leur père à la séquence suivante. Cet embryon de fiction n’empêche donc pas l’impression de ressassement : l’implacable recommencement des jours y conduit chacun à faire ce qu’il peut pour se laver, se nourrir, trouver un endroit où dormir. Chaque geste quotidien devient l’enjeu d’une lutte sans merci pour continuer de vivre malgré tout. Pas plus d’histoire donc, que de spectacle. Fort d’une éthique sans faille, Tsai Ming-liang ne saurait faire de ses misérables autre chose, surtout pas des personnages, à aucun moment le prétexte d’une beauté. Leurs visages sont préférés au reste du corps lorsqu’il s’agit de rester à ne rien faire, leurs regards perdus dans celui de la caméra ou bien cherchant dans un hypothétique hors champ une porte de sortie impossible à ouvrir. S’ils peuvent prétendre à la déambulation, c’est dans la touffeur végétative ou dans les grandes arabesques d’un paysage de fin du monde, seuls moments où le cinéaste s’autorise à prendre assez de hauteur pour calligraphier ses plans, reliés à la ville toute proche par un soin tout particulier donné à l’environnement sonore. En ville au contraire, ils sont comme empêchés dans leurs mouvements, tout y est exigu, fermé par le cadre, désespérément fixe.
Fait presque contre le cinéma, tant il refuse au spectateur le moindre confort et ne lui témoigne aucune sympathie, tant surtout il tourne le dos à toute volonté de séduction, Les Chiens errants a cette force âpre qui fait les films rageurs, de ceux qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. C’est la limite de ce cinéma renfrogné, mais c’est aussi, incontestablement, sa force.