Des Chemins de la liberté, on espérait un possible chef-d’oeuvre. Espoir pas déraisonnable si l’on se raccroche à Master and commander, précédent film de Peter Weir, qui laissait entendre qu’après une vingtaine d’années mitigées loin de ses bases (d’un côté les bonnes pioches Mosquito coast ou Witness, de l’autre les dégoulinants Cercle des poètes disparus ou Truman show), le maître était enfin parvenu à acclimater la convention hollywoodienne au lyrisme fiévreux de ses premiers films australiens. On pensait donc revoir dans ce récit de cavale (une bande de prisonniers politiques fuient un goulag en Sibérie) un nouveau compromis idéal. La première demi-heure, rejouant La Grande évasion avec de gros sabots et à toute allure, suggère pourtant que Weir est en train de louper son rendez-vous avec l’Histoire. Celle, d’abord des grandes fresques à la David Lean, tant la mise en scène, mue par une urgence pataude, est visuellement brouillonne, voire un peu kitsch – les miradors et la neige artificielle sentent furieusement le polystyrène. Ensuite, celle de Weir lui-même, dont la complaisance manifeste et une certaine désinvolture le font replonger direct dans ses mauvais travers hollywoodiens. Patriotisme nimbé d’héroïsme gaga que ne renierait pas Jerry Bruckheimer (Ed Harris, seul yankee parmi les prisonniers, parvient à tenir en respect ses geôliers cocos en montant sur ses ergots : grotesque), contorsions pesantes pour justifier la langue anglaise parlée par les personnages : non seulement le film loupe ses priorités, mais il s’engraisse pour rien.
On espère alors que la cavale permettra à Weir de se retrouver, et au film de s’amincir naturellement. C’est le cas, mais partiellement. Le film donne ainsi la sensation de prendre le récit par le bon bout, puis de s’arrêter volontairement à mi-parcours, par souci de lissage, par peur des extrêmes. Témoin, la mort d’un premier larron, qui après s’être égaré dans la forêt à la recherche de nourriture, est retrouvé congelé par le reste de la troupe le lendemain, laquelle, sans l’ombre d’une hésitation, entreprend de l’enterrer dignement. Tout est là. Entre la faim justifiant les moyens (on pense nécessairement à l’horreur d’un Soljenitsyne) et un souci d’humanisme forcené, Weir a choisi son camp : refouler la sauvagerie, les extrêmes, du moins reléguer tout cela au rang de mirages narratifs, d’images furtives – et parfois inspirées, c’est dire la frustration du spectateur. Choix évidemment suicidaire, puisque le film, qui aurait pu ne tenir qu’en s’accrochant aux principes de la survie en milieu hostile, se condamne à dériver vers d’improbables bons sentiments, et plus largement, l’improbable tout court. C’est à peine si l’on rationne la bouffe (une fois sur deux), les mirages cachent de vrais points d’eau, et la sauvagerie à visage humain a celui de Colin Farrell, psychopathe imprévisible de la bande (avec accent russe) dont on devine rapidement qu’il ne fera pas de mal à une mouche – faux, il charcute un chien, hors champ pour lui piquer sa gamelle, qu’il partagera avec ses copains.
Que Weir abandonne Farrell à la frontière Mongole est d’ailleurs un vrai symbole : le danger, c’est entendu, finit toujours par s’émousser au profit d’une gentillesse de principe, d’un optimisme tout aussi lénifiant. Et le film va jusqu’au bout de sa logique, de plus en plus béat à mesure qu’il s’éloigne du goulag. Après les méchants cocos dans la neige donc, on croise de braves pécores de la toundra (un peu flippant, mais seulement a priori), puis des indiens sympatoches, et last but not least, des tibétains champions de l’hospitalité, sanctifiés en icônes de Guide du routard. De la traque au trekking, il n’y a qu’un pas, que Weir franchit allègrement, sans que jamais le film ne s’épanouisse, toujours un peu toc, un peu facile surtout, dans sa manière de saisir la nature, de circonscrire l’histoire en cartes postales (le temple bouddhiste calciné). Pas de doute : Peter ne s’est pas foulé, laissant à son co-producteur National Geographic le soin d’imprimer son code génétique.