A 29 ans et déjà deux longs métrages très réussis à son actif, Alejandro Amenabar passe pour un des principaux espoirs d’un cinéma espagnol dont le renouveau se fait attendre. Après Tesis, excitante enquête sur un réseau de « snuff movies », son talent avait été amplement confirmé par Ouvre les yeux, géniale et vertigineuse plongée en enfer d’un dandy madrilène victime de ses propres rêves, qui vient de faire l’objet d’un remake produit et interprété par Tom Cruise (également producteur des Autres), repiqué plan par plan par Cameron Crowe. Amenabar est donc premier au box-office américain au moment où Les Autres sort en France. Mais mieux vaut aller s’abreuver à la source, voir ou revoir Ouvre les yeux, et découvrir ce premier film américain, Les Autres, avec lequel le cinéaste revient aux fondements du film d’épouvante, et s’essaye aux formes classiques armé de son propre style.
Nous sommes dans les brumes de l’île de Jersey, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Grace, dont le mari mobilisé n’est pas revenu du front, occupe un manoir isolé. Elle reçoit la visite d’un trio de domestiques, qui doivent s’occuper de ses deux enfants, Anne et Nicholas. Ces derniers sont atteints d’une étrange maladie, qui les empêche de s’exposer à la lumière du jour. La famille vit donc dans la maison les rideaux tirés, selon un ordre très strict et sévèrement établi par Grace. Evidemment, cet ordre fragile est sans cesse menacé. D’autant que la maison de Grace recèle des présences inconnues, que seule sa fille Anne perçoit. Il y a plus dans Les Autres qu’une simple histoire de maison hantée, et qu’une réécriture plus ou moins avouée du Tour d’écrou d’Henry James, dont il reprend littéralement le sujet. Ainsi que dans Ouvre les yeux, Amenabar joue sur l’interpénétration du réel et d’une réalité parallèle, onirique ou surnaturelle, nous plonge sans cesse dans le doute et l’hésitation, prélude à la peur fantastique -le véritable sujet de ce bel exercice de genre.
Pour protéger de la lumière ses enfants, Grace et son énigmatique gouvernante Mme Mills doivent fermer chaque porte avant d’en ouvrir une autre. Amenabar exploite à plaisir la disposition en enfilade de cette maison menacée par le jour, et comme vierge de lumière, que la caméra explore en mouvements amples et aériens d’une suprême élégance, épousant le vertige de Grace, sa perte progressive de repères au fur et à mesure que les signes d’une présence surnaturelle se multiplient. Le montage et les effets sonores créent avec une redoutable efficacité cette impression d’instabilité. Mais le cinéaste cherche aussi à donner à ces procédés une noblesse formelle, à créer dans l’esprit du spectateur un mélange de frayeur et d’émotion esthétique.
D’un classicisme assumé, Les Autres séduit donc par la délicatesse de ses effets, de ses textures, de ses trouvailles morbides et poétiques. D’une forme beaucoup plus référencée, certes moins libre et novatrice que les précédents opus d’Amenabar, le film ne constitue pourtant pas un alignement sur les canons hollywoodiens. C’est avant tout un palimpseste intime, très personnel, de certains classiques (on pense beaucoup à Rebbeca d’Hitchckock qui était aussi un premier film américain). Et la présence de Nicole Kidman -émouvante en mère seule et autoritaire, qui explore avec finesse tout le registre de la peur- n’a rien d’une concession artistique au star-system. Amenabar prouve une fois de plus sa maîtrise passionnée des moyens du cinéma, instille discrètement dans son film une sensibilité angoissée, à la manière d’un Tourneur ou d’un Hitchcock. Les Autres mérite donc d’être apprécié pour la flamboyance classique de son style comme dans ses replis plus secrets, sachant que sous l’étoffe robuste d’un bon film fantastique se cache une dentelle fragile.