L’information est éventée depuis longtemps : Les Anges exterminateurs retrace à sa façon le cheminement par lequel deux filles finiront par accuser Brisseau d’avoir profité d’elles alors qu’il réalisait des essais érotiques. Pourtant, il s’agit aussi d’une pure fiction qui tente d’assembler ces morceaux de réel dans le cadre d’une interrogation à la fois morale et métaphysique sur les désaccords profonds du fantasme et de la réalité. La beauté des films de Brisseau vient de ce que les personnages ne cessent de se cogner, avec une sorte de volontarisme candide, dans l’angle cassant des choses. Chez Brisseau, la réalité fait retour en dernière instance. Il y a toujours ce moment de lucidité où la fête finie, le fantasme s’évanouit pour livrer l’être dénudé à la trivialité de ses souffrances. Les Anges exterminateurs n’échappent pas à cette règle implacable qui fait de Brisseau l’un des cinéastes contemporains les plus passionnants, parce qu’il est à la fois l’idiot qui jouit de ses fantasmes et le savant lucide au sujet des malheurs humains, loin de cette façon qu’ont la plupart des cinéastes de se placer du bon côté du manche. On dira que c’est là le comble de la perversité.
Mais il faut voir comment Brisseau, en cinéaste classique, donne le plan à l’une puis à l’autre des parties, laisse à saisir le drame qui grandit dans le coeur de ces filles comme un cruel retour de bâton de la réalité. Dans la séquence où la fureur explose, il est probable d’ailleurs que Brisseau voit en partie son personnage-cinéaste comme un pervers ou un imbécile, n’hésitant pas à questionner le comportement des jeunes filles à la faveur d’un contrechamp sur le personnage masculin, opposant à leur rage un immobilisme simultanément triomphateur et tétanisé, un regard à la fois fermé et empathique qui n’est pas moins inquiétant que les éructations des deux malheureuses. Le portrait du cinéaste en candide martyr n’est jamais très loin d’un autre portrait, moins flatteur, en pauvre et lamentable hère. C’est pourquoi il est un peu court de ne voir dans ces Anges exterminateurs qu’une défense pro domo du cinéaste. Il y a, il y a toujours eu, chez Brisseau, une invraisemblable manière de mise à nu, une façon de plonger jusqu’au ridicule dans l’exposition de soi et de ses fantasmes, d’accorder sa confiance aux spectateurs avec une indémontable crédulité. Brisseau n’a pas cette science instinctive du spectateur qui faisait la force d’Hitchcock (lequel, lorsqu’il laissait libre cours à ses fantasmes érotiques les plus vulnérables, réalisait Vertigo, qui fut un échec à sa sortie), si bien qu’il y a comme une impossible médiation entre le spectateur et le film. La frontalité de ses visions érotiques, ces filles qui se masturbent sans que plane au dessus d’elles un quelconque sentiment de transcendance, cette frontalité de la représentation participe de cette mise à nu. C’est peut-être ce qu’il y a de plus rare et de plus beau aujourd’hui.