On a envie d’écrire curieux film (c’est fait), mais à bien y réfléchir, on pourrait le dire de beaucoup d’autres oeuvres d’Eric Rohmer. A l’heure où le petit naturalisme n’en finit pas de recouvrir une bonne part du cinéma français d’auteur, les « vieux » livrent des films de plus en plus étranges, qui s’inscrivent au delà du bon goût et des préjugés esthétiques de l’époque. Après Resnais l’année dernière (Coeurs), Chabrol il y a peu (La Fille coupée en deux), c’est désormais au tour de Rohmer d’asseoir un peu plus son univers tout en le tordant légèrement, lui apportant une coloration un peu décalée comme il a pu le faire avec Perceval le Gallois ou L’Anglaise et le Duc. Devant ces amours, on est à la fois en terrain connu (méprises, duperies sentimentales, fidélité à un coeur, à une idée) et dans le champ d’à côté, comme si Rohmer, loin de l’oeuvre ultime et testamentaire que le mauvais réflexe critique attend des cinéastes vieillissants, tentait de nouvelles combinaisons, injectait de l’altérité et évitant ainsi de s’encroûter.
Film aérien, dont les passages tragiques sont toujours sous-tendus par une sorte de malice enfantine, Les Amours d’Astrée et Céladon commence par un quiproquo, une tromperie visuelle et auditive qui va séparer un berger et une bergère (l’Astrée et le Céladon du titre). Tout le film consiste alors à montrer le cheminement par quoi la méprise éclatera pour que les deux tourtereaux soient enfin réunis. Situé dans une Gaule mythique et quelque peu imaginaire où les druides n’avaient pas encore disparus, le film joue ainsi de toutes les manières de voir ou de ne pas voir (ou de mal voir), de s’échiner à ne pas vouloir regarder ce qui est tapi derrière une image (chez Rohmer c’est pas nouveau : qu’on pense seulement à La Femme de l’aviateur) et suivre ce qu’on croit être son désir, sa volonté là où il n’y a qu’aveuglement. Mais la tromperie volontaire est aussi l’antichambre de la vérité. La figure du travestissement théâtral, débouchant sur un érotisme ambigu, parfois aux confins du grotesque, débarque ainsi dans un univers rohmérien hétéro normé (encore que ses films ne soient pas exempts de curiosités quant aux genres censément définis par la nature, loin s’en faut), avec un culot esthétique qui, au fond, tient la même place que les décors incrustés de L’Anglaise et le Duc.
Une façon décomplexée, presque queer de faire du cinéma, dans cette façon d’injecter de l’hétérogénéité dans la formule parfois trop ronronnante du naturalisme. Car ici, les formes dialoguent comme le font les personnages aux points de vue divergents. Cinéaste dialecticien par excellence, chez qui, derrière l’écorce raide de ses convictions et de sa fidélité à des idéaux (dont le premier idéal est la fidélité elle-même), trouve systématiquement le moyen de créer un espace de discussion (dans le film un personnage qui prône au contraire le papillonnage et la légèreté). Et ce, même si on n’aboutit jamais ici à un troisième terme puisque chacun campe indéfectiblement sur ses positions. Ainsi les choses rentrent dans l’ordre et ne se mélangent pas, la mainmise d’une puissante châtelaine sur le berger s’avérant presque « par essence » impossible. Peut-être pas tout à fait « par essence » d’ailleurs, mais c’est là l’ambiguïté de son cinéma, situé quelque part entre une sorte d’atavisme naturel (de la même manière que la forêt est filmée comme un lieu de toujours, « naturellement » naturel) et quelque chose qui serait de l’ordre d’une volonté individuelle, s’inscrivant au contraire au delà des déterminismes. La fidélité y devient alors une vertu réversible, tout à la fois conservatrice et anti-conformiste.