A une époque nettement contre révolutionnaire et portée à la remise en cause des idéaux de Mai 68, ces Amants réguliers fait presque figure d’anachronisme. Un anachronisme sublime et sans espoir, d’une noirceur à crever : Les Amants régulier avance, la tristesse chevillée au corps, avec la conscience ténébreuse que la révolution en marche court vers l’échec. Il s’agit, pour Garrel, de revisiter un espace, celui de la communauté des hommes qui a cru un temps possible le renversement du monde et qui voit, en bout de course, s’échouer le poète sur la dureté des temps. Construit en plusieurs blocs, le film passe du noir au gris. Le noir de 68, ce sont ces longues séquences d’insurrection nocturnes, contrastant avec l’habituelle imagerie diurne du Paris pavé. Rêve romantique où le feu crépite, où l’attente de l’ennemi (les CRS), dont l’uniforme se confond avec la nuit, semble une activité en soi. Un no man’s land spatial et temporel, un lieu de possible dans lequel les contours (de la ville, la société, les classes) se sont évaporés au profit d’un noir originel. Un songe d’opiomane où la célérité fait place à une certaine langueur, un espace de liberté suffisamment grand pour audacieusement convoquer 1789.
Le réveil, c’est très prosaïquement celui du petit matin quand, après une nuit d’escapade, Louis Garrel rentre à la maison, et que la fatigue du monde se lit déjà sur son visage après une courte illumination enfantine. Alors commence le gris, un gris de petit matin qui ne quittera plus jamais le film, au long de l’amour fou qui unit Clotilde et Louis, au long du délitement d’un petit groupe d’opiomanes rêveurs dont chaque membre radicalise ses origines ou ses idéaux. Bourgeois qui le restera, engagé politique courant vers l’extrême, amoureux de l’impossible ou poète peu armé pour la trivialité du monde : peu à peu Garrel filme la prééminence de la survie individuelle sur l’idéal communautaire (au risque, dans le cas contraire, de se détruire soi-même), survie qui va jusqu’à toucher le coeur de la passion amoureuse. Garrel montre la brutalité d’une époque, des rapports sociaux, de la survie, avec une extrême douceur. Ce gris, à la fois blafard et doux (photo magnifique de William Lubtchansky), ces mots cruels prononcés avec calme, cette membrane pudique qui refuse l’effusion et nous met pourtant au supplice sont autant de formules poétiques qui donnent au film des allures d’oxymore.
A ce titre, l’extraordinaire jeu de Louis Garrel, oscillant entre sa présence dans les lieux et son absence au monde, une sorte de retrait éthéré, donne au personnage son rythme erratique, comme une incertitude à « être ». Ce personnage là est à n’en pas douter la part d’utopie que le film s’acharne à faire perdurer jusqu’à épuisement complet, une humanité autre, mutante et pacifique, idéaliste sans prosélytisme, qui perd peu à peu sa raison d’être au milieu de ce flot de survivants. A côté, en effet, il n’y a que des personnages concrets (longtemps qu’on avait vu des comédiens français aussi remarquables), conscients qu’il leur faut s’adapter. Pas sorcier d’imaginer combien le mot « adaptation » ne sied pas et ne siéra jamais au poète.