Un film faisant de Dieudonné le « Dieu de la rigolade » peut-il être drôle ? Au regard de l’actualité, il faut bien avouer que ces 11 commandements tombent mal. Toutefois, si le triste sire est visiblement flatté de tant d’égards, les auto-proclamés rois du gag sont les « Reals Madrid » : Michaël Youn et ses copains, dont les vertus messianiques sont mobilisées par ladite divinité pour rendre son sourire au sinistre monde d’ici-bas. En avant la déconne. Malgré ce prétexte narratif bâclé, assez lugubre -Patrick Timsit débarquant dans la peau de Toto (celui des blagues, pas le comique italien) comme une grosse baudruche en quête d’amour-, on t’a reconnu, Youn : le pitre reconduit à l’identique, ou presque, le concept Jackass, qui fit les beaux jours de MTV. Jackass, cette autre bande d’abrutis passés maîtres dans l’art de la connerie qui fait mal, du trash à bosses et bleus et fractures, qui se battent avec des ours, tentent des saltos en échasses, se font verser une benne de sardines sur la tête, s’épilent en live, exhibent leurs meurtrissures, hilares, comme des trophées. Youn assume le plagiat. Les 11 commandements, plus qu’un Jackass à la française, se veut un Jackass à la Youn. Et ce n’est qu’en le jugeant à l’aune de son modèle américain qu’il est possible de le juger tout court. Pourquoi ? Certes, la déconnade à plusieurs, filmée par un pote, ce n’est pas pire qu’autre chose (et le cinéma français est capable de pire). Mais surtout Jackass ce n’est pas rien, c’est un « concept » qui mérite d’être vu et discuté, qui dit quelque chose sous son extrême limitation intellectuelle. Du coup, si Jackass a réussi à devenir l’une des plus intéressantes créations d’une certaine télé en affichant son absolu déficit de matière grise, un sous-Jackass risque de rester sur la ligne de départ, sa connerie sous le bras. La preuve avec Les 11 commandements.
Différence fondamentale entre les clowns clones : Jackass vient d’une certaine culture, une certaine identité (le skate, le streetwear, etc.), quand Youn, lui, vient de la télé, de la déconne calculée, rodée, surveillée par les producteurs, de la connivence de circonstance, du « qu’est-ce qu’on se marre entre nous », pas si loin d’un Patrick Sébastien. Une manière d’asséner qu’à la télé, on s’amuse, on est plus drôles que vous mais, bon princes, on accepte de vous laisser regarder, en profiter un peu. C’est autre chose chez Jackass, davantage du côté de l’exhibition sans spectateurs, d’un entre-nous qui n’avait pas prévu de passer à la télé, d’un Vidéo gag pré-Montiel. Et dans le film de Youn perce un narcissisme non pas retors comme chez la bande à Johnny Knoxville, mais simplement bête et méprisant. D’où l’ouverture traître du film au fake, à une mise en scène mensongère (les bimbos réquisitionnées le temps de quelques mini-clips plus grivois que R&B). Là où la bande-de-potes de Youn pourrait innover dans la rencontre avec le happening-un concert improvisé de country fracassant le silence de la bibliothèque de Beaubourg-, elle retombe très vite dans les conventions d’une mégalomanie de gouttières. Second concert, dans une rue de Paris : salut les danseurs, les danseuses, les spectateurs-figurants rémunérés d’un insert, salut la caméra professionnelle, la chanson écrite sur table.
Autre différence, le rapport à ce qui est la marque de fabrique de Jackass : la valorisation du ratage, la réussite par l’échec et le goût de la tentative. Tentatives qui, par définition, renvoient à l’univers du burlesque et au binôme central compétence / incompétence : tenter de skier sur une échelle, tenter de faire du skate en rollers, tenter une corrida, un combat de boxe, tenter le diable. Le meilleur de feu l’émission était là, plus que dans le masochisme trash. Rapport au ratage relevé par le fait que les Jackass, contrairement à la troupe de Youn, sont dotés d’un réel potentiel de sportifs / cascadeurs, ce qui rend leurs prouesses plus intrigantes encore. Sur ce versant, Youn n’est pas non plus à la hauteur, parce qu’il en rajoute. Pas dans la performance (au jeu du plus con, on peut toujours faire plus fort), mais dans l’emballage, la mise en scène qui, loin du dénuement et de l’ascétisme honnêtement télévisuels des enchaînements de numéros chez Jackass, tire encore une fois le film vers le cynisme et l’arrogance d’une télé faussement émancipatrice. Chez Youn on présente, on motive, on prétexte, on enrobe, on se félicite à l’avance, on est tous d’accord pour prévoir le délire et l’hilare. On ne prend aucun risque, puisque toute performance est amortie par un avant et un après qui relèvent strictement d’une certaine hypocrisie du spectacle. Tenir à bonne distance, ni trop près ni trop loin, un spectateur à domestiquer. Bref, le tenir en laisse. Trahir l’idée de l’échec en le limitant à la performance du moment. Jackass et son entre-soi régressif est au-dessus de telles considérations, l’échec n’est pas activé sur commande, dans l’instant. Il n’est pas géré comme un capital, il reste indiscipliné, imprévisible. En résumé, Jackass fait dans la connerie heureuse quand Youn est heureux de ses conneries. La différence qui tue.