Explosion en plein vol du cinéaste Desplechin : de ce Leo…, on doit dire d’abord qu’il est un film inaudible. Non seulement le son y est particulièrement saturé, mais surtout, à la vision d’un tel mic-mac venu de quelque chaos souterrain, on se demande ce qu’au fond Desplechin a à nous dire, aujourd’hui. Quelque chose ne va pas. On le sent dans ce titre malaisant qui insiste, appuie, veut exister mais se dit et s’entend mal. On le sent aussi en mesurant le chemin que le film a pris pour venir jusqu’à nous, les différentes versions qu’il a connues. Quelques hypothèses -restons-en là- pour ce qui ressemble, selon la formule convenue, à un film malade. D’abord le frottement, le plus intense depuis La Sentinelle, du cinéma de Desplechin avec, non pas son strict modèle, mais son lointain référent : le cinéma américain des années 70 et sa connexion directe avec la politique. En s’approchant de ce cinéma -désiré plus que jamais, mais visiblement inaccessible, aujourd’hui, pour Desplechin- il vole en éclats : caméra folle, mise en scène faussement libre, cabossée, étriquée plutôt. L’épuisement des discours, qui est la marque du Desplechin de Comment je me suis disputé, soudain sommé de se retourner en puissance ne peut dévoiler qu’un envers détraqué : jeu hystérique et diction désarticulée des comédiens. Ensuite l’envie de démonter la fabrication d’un film, moins pour en révéler le mystère -Desplechin n’en est quand même pas revenu à un tel état d’innocence- que pour le dynamiter de l’intérieur. Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?
Pour commencer, il y a Dans la compagnie des hommes, une pièce d’Edward Bond située dans les hauts fourneaux du capitalisme, histoire d’argent, de pouvoir, de relation filiale. Discours sur la réversibilité que Desplechin éclate et dissémine jusque dans la gestation et le modus operandi du film. Ensuite il y a ce « en jouant » qui malgré tout éclaire le film : placé au milieu du titre, comme un miroir, avec d’un côté Leo, le jeu d’acteurs, de l’autre le titre de la pièce, le jeu du théâtre et, un peu plus loin, le jeu du pouvoir, son thème. Le « je je je » que les esprits chagrins reprochaient au cinéma français des années 90 (celui dont Desplechin demeure l’emblème) est devenu « jeu jeu jeu ». Y en a-t-il (au moins) un de trop ? Sans doute. « En jouant » : le film, l’adaptation, se laisse pénétrer par d’autres images, celles des répétitions, du travail avec les acteurs réunis autour du scénario dans un local, captés en pleine préparation par une DV laide. Irruption du « making » dans le « made », jusqu’au cœur des scènes, l’image sautant de l’un à l’autre au prix de faux raccords.
Tout ce dispositif confine au malaise, on en vient à soupçonner Desplechin de ne plus aimer le cinéma -son cinéma- au point d’afficher son envie de le foutre en l’air. Sans doute est-ce faux, et le cinéaste est à mille lieux d’un tel état d’esprit. Mais alors c’est plus grave encore. Il n’y a qu’à voir ces quelques aberrations réclamant d’être expulsées du film, et que Desplechin conserve, comme par masochisme. En particulier l’irruption cruelle d’Anna Mouglalis, parce que, entend-on, « ça manque de fille dans cette histoire », et puis comme on veut souligner le parallèle avec Shakespeare, on sort une Ophélie du placard. Et voilà la pauvre Mouglalis balancée dans le film, minaudante, ridicule. Ces désirs explosifs, il y en a beaucoup. Il y a bien quelques fulgurances embryonnaires aussi (le récit du sous-marin), mais Leo… est un drôle de machin, irritant, sur les nerfs. Perplexité devant ce film mort-né qui laisse en définitive -dernière hypothèse- l’impression d’être né d’un grand désarroi. Désarroi que, désormais, nous partageons.