Est-il respectueux d’attribuer la Palme d’Or à Ken Loach en guise de cadeau de pré-retraite ? Franchement douteuse la manoeuvre, limite injurieuse pour celui dont les premiers films restent des diamants bruts de réalisme social, modèles de précision documentaire et d’incandescence révolutionnaire. En tout cas, la breloque cannoise est très justement cruelle dans sa manière d’asseoir officiellement le cinéaste britannique dans la position de vieux maître à qui l’on ne demande plus rien, tentation d’embourgeoisement qui, c’est vrai, lui tendait les bras depuis un moment. Comme tant d’autres, Loach vieillit mal. Alors que certains bégaient ou radotent (syndrome Alzheimer qui touche deux Woody Allen sur trois), lui s’encroûte dans un académisme chic et tranquille, parfaitement formaté pour ses principaux bailleurs de fond, les festivals internationaux qui n’aiment gloser sur la misère du monde une coupe de champagne à la main.
Une emprise économique plus subtile mais, au fond, pas si éloignée des diktats de Jerry Bruckheimer. Le Vent se lève en est le triste parachèvement : forme impeccable, image léchée, le cahotement de la caméra qui vient juste là ou il faut. Un cahier des charges en somme, jamais remis en question. Une fois n’est pas coutume, il y a une star, Cillian Murphy, qui après Danny Boyle et Batman begins s’encanaille dans un rôle social. Avant, les acteurs de Ken Loach faisaient le chemin inverse : ils se révélaient avec lui et partaient à Hollywood. Et ça change tout : le rôle de composition guette, le prix d’interprétation aussi. Une distance existe dorénavant entre l’attirail filmique et le réel que captait encore le cinéaste au début des années 90. En témoigne l’écriture qui revient sur la naissance de l’indépendance en Irlande, dorénavant abstraite, voire métaphorique (on pense forcément à l’Irak), comme un voile, un filtre qui confine ici au maniérisme.
Du coup, au lieu de saisir les affects mobilisés ici, Loach se mue en conteur. Sa mise en scène s’en trouve désarmée, prévisible en tout point. La détresse humaine, qui magnétisait des oeuvres telles que Raining stones ou Kes n’est plus qu’un motif, une illustration pour cours d’histoire didactique. La crudité, la violence (tortures, assassinats d’enfants), sont ainsi déclinées en passages obligés, embrayées par un contre-raisonnement intellectuel ou moral, une hauteur proche du film à thèse qui représente bien ce qui préoccupe le cinéaste aujourd’hui. Faut-il se révolter jusqu’au bout ou céder à la tentation sociale-démocrate ? Autrement dit, faut-il s’engager dans un processus de mise en scène partiale, rageuse ou s’en tenir à un constat poli, fouillé, macro-cinématographique ? Le déroulé limpide du Vent se lève répond pour lui. Ken Loach ne court plus, il se place.