C’est un film qui vient de loin, et pas au seul sens géographique : Le Trône de la mort nous parle de choses essentielles qui, à nos yeux, ont depuis longtemps perdu de leur évidence. Le dépaysement n’est pas toujours là où on l’attend.
Krishnan, ouvrier agricole d’une petite île du Kérala, se fait vieux. Son maître le paie mal, et bientôt il ne parviendra plus à nourrir sa femme et son jeune fils. Quelques plans, d’une beauté poignante, de ce vieil homme bêchant la terre sous un soleil de plomb suffisent à nous faire comprendre sa condition. Vivre, pour lui comme pour la communauté des saisonniers, c’est souffrir et se soumettre, sans honte et sans colère. Mais Krishnan ne se révolte pas, et lorsqu’il entreprend maladroitement de voler quelques noix de coco au propriétaire du domaine où il travaille, ce n’est pas pour revendiquer un droit mais par simple nécessité. Krishnan est pris. Son humilité le prédispose à l’humiliation. Personne ne le défend. Bouc émissaire idéal avant les élections, il est accusé d’un meurtre commis de longue date sur l’île. Au vu de l’innocence de Krishnan et de la monstruosité du procédé, on pourrait s’attendre à ce que Le Trône de la mort illustre un parti pris idéologique et prenne un tour politique.
Or Murali Nair, dont c’est le premier long métrage, refuse d’accélérer le rythme de son film, de privilégier l’intrigue au sujet. Les acteurs, pour la plupart des non-professionnels habitant le village, sont filmés dans leur présence immobile et passive : ils n’agissent pas ou à peine, parlent peu, mais subissent. Chaque plan, d’une lenteur infinie, jouant de contre-jours et de couleurs humides, vibre d’une poésie paisible et délétère. Le rythme vital est celui de l’attente prolongée de la mort. Dans cet endroit retiré de l’Inde, les nouvelles du monde arrivent au compte-gouttes. Un paysan lettré fait la lecture du journal, un autre parvient péniblement à régler la fréquence de sa radio. Sur leurs visages, l’inquiétude est lisible, toujours voilée par la résignation. On apprend que, grâce à une aide du FMI, le pays a décidé d’importer la « chaise électronique », procédé sans douleur de mise à mort des condamnés. Le film alors fait fi de toute vraisemblance et s’oriente étrangement vers la fable : la culpabilité de Krishnan devient totalement secondaire, il s’agit maintenant de s’interroger sur le sens de la vie d’un ouvrier agricole saisonnier de la région du Kérala face à une mort garantie indolore. Voilà qui est dur à admettre pour qui conçoit la vie, la mort et la justice selon les notions de la métaphysique occidentale. C’est ce qui nous apparaît le plus lointain, inconnu, absurde peut-être, et pourtant tellement sensé dans Le Trône de la mort. La mort facile est accueillie avec joie, comme une aubaine, par Krishnan et les siens.
La réussite du film repose sur un compromis entre un procédé narratif ancestral, celui de la légende racontant un destin, à la fois hors norme et exemplaire, et la recherche d’une certaine actualité du sujet. L’ironie affleure dans l’interprétation inattendue du progrès technique et de la mondialisation par une communauté en souffrance, oubliée du monde. Krishnan, d’abord martyr, se transforme en héros chanceux et envié. La pilule peut avoir du mal à passer. Mais le regard, tendre, contemplatif et critique à la fois, l’équilibre fragile entre une invraisemblance assumée et une logique joyeusement désespérée parviennent à émouvoir. Délivré avec humour et modestie malgré sa gravité, le propos sera, selon la tolérance de chacun, jugé pertinent ou irrecevable. Il serait vain d’engager ici un débat évidemment trop vaste. Disons simplement qu’on sort du Trône de la mort peut-être un peu déconcerté et pas forcément convaincu, mais assurément séduit.