Filmer la Roumanie, on le sait, suppose d’isoler les particules mortes du monde sensible, de capter la lumière cadavérique des deux-pièces cuisine et les complaintes grésillantes de leurs frigos ronflants. Corneliu Porumboiu aime à exagérer ces clichés locaux jusqu’au comique : qui a ri du débat télévisé de fortune de 12h08 à l’est de Bucarest et de la paperasse miteuse amoncelée sur le bureau du non-flic de Policier, adjectif sait combien l’attente beckettienne est le moteur d’une malédiction cocasse qui fait tout le sel de ses films. Attendre son rendez-vous, attendre une information, attendre le plan suivant, attendre surtout la fin d’une interminable gueule de bois post-soviétique.
Le Trésor fait de cette attente son dispositif, se choisissant cette fois un McGuffin fantoche qui, évidemment, va longuement se faire désirer : un fabuleux pactole supposément enterré au fond d’un petit jardin humide. Costi, jeune père de famille, a vent de ce trésor lorsqu’un voisin désargenté frappe à sa porte pour lui demander un prêt. Devant son refus catégorique, le voisin revient à la charge : si Costi accepte de financer la location d’un détecteur de métaux, l’autre partagera avec lui le butin enfoui jadis par son grand-père, que l’engin permettra d’exhumer. D’abord sceptique, notre héros se laisse convaincre (quitte à passer du temps à attendre, autant chasser des trésors pour s’occuper). Voilà donc les deux clampins lancés dans une quête robotique par un après-midi blême. La machine fait « zouiiii, zouiiii, zouuuuiiiiiii » à tout bout de champ, furetant d’une motte de terre à l’autre. Tout ça emmène nos aventuriers entre chien et loup, alors que la grisaille cède la place à l’heure bleue ; une fois la nuit tombée, le vaillant détecteur n’a toujours pas cessé de glapir.
La mécanique Porumboiu atteint en somme son stade terminal. Là où, dans ses précédents films, les bavardages quotidiens finissent pas se changer en maïeutiques absurdes sous le regard impassible d’un néon blafard et d’une machine a café, le burlesque a fini par emporter le morceau et annihiler toute possibilité de discours. C’est que Le Trésor est un film moins roumain que méta-roumain, englobant non seulement une forme de spleen national mais aussi la représentation de celui-ci, avec cette imagerie du vide si travaillée qu’elle finit par aspirer le sens lui-même. L’argument peut certes évoquer une parabole très littérale : alors que ses collègues de la nouvelle vague sondent le territoire au sens figuré, Porumboiu cherche à percer physiquement l’écorce du sol roumain pour en extraire un ticket de sortie hors de la crise. Mais son ambition ne se trouve pas tant dans les vertus du conte classique que dans une logique du sur-place, entretenue à mesure que le robot fouille la terre – ou plutôt la tâte, la renifle, à la manière d’un vieux corniaud à l’odorat déclinant, dont la truffe ne peut heurter au mieux que les crânes de quelques taupes rigolardes.
Ces piétinements font d’ailleurs ressembler le film, par endroits, à une installation rébarbative. Mais en prenant volontairement racine, Le Trésor donne à voir l’entêtement des choses à n’être jamais que ce qu’elles sont : le voisin, le détecteur, le gazon, chaque élément persiste placidement dans son être, enlisé dans un conatus tenace et un peu idiot. Ainsi, « l’expert » mandaté en cours de route par Costi et son camarade ne fera qu’expertiser, puisque c’est sa fonction (indiquée par sa casquette flapie et son gilet loqueteux), mais sans résultat probant : les signifiés (individus ou objets) se contentent de coller à leur signifiants sans qu’une finalité quelconque ne se fasse jour. La reprise d’Opus par Laibach (« Life is Life ») intégrée à la bande-son viendra résumer la sclérose de la vie roumaine, qui semble n’avoir rien d’autre à offrir qu’elle même. Foin de lamento pessimiste, toutefois : Porumboiu trouve une nouvelle fois l’occasion de dériver vers le rire, voire vers le happy end, sans trahir son propre système. Car, si les choses se contentent de remplir leur fonction, il en va de même pour les trésors, non seulement voués à faire rêver les enfants mais aussi à s’offrir aux chercheurs d’or, pourvu que ceux-ci se montrent patients. Ça tombe bien : impatient n’est pas roumain.