Peu de marge entre l’annonce, surprise absolue de la décennie, du retour de George A. Romero au dossier morts-vivants, et l’attente qui s’en est suivie. Le catastrophique parcours ces vingt dernières années du plus reclus des cinéastes d’horreur américains n’a pas suffi à modérer les ardeurs. Raison à cela ? Moins les atroces sketches (Deux yeux maléfiques ou Contes de la nuit noire) où Romero semblaient s’être définitivement ridiculisé que le souvenir récent du beau Bruiser, film ayant laissé apparaître un refuge possible au cinéma éteint de Romero : transfuge vers la fable et le conte désenchanté, loin de l’horreur viscérale des origines. Occasion d’une filiation inattendue pour ce Territoire des morts, au moins autant retour nerveux aux sources (film d’action nu) que prolongement ouaté de cette nouvelle donne (le recours au voile de la fascination, qui ressort notamment de l’usage des feux d’artifice). La trilogie constituant un des rares mythes du cinéma américain de ces trente dernières années, on ne s’étonnera de voir ici un croisement presque idéal entre origines et limbes de l’œuvre du cinéaste.
La part la plus inattendue du Territoire des morts tient dans l’aspect jouissivement « come-back » du film, enchaînement très sec de séquences qui semblent appartenir à une autre époque, intrigue noire comme un café serré. Dès l’ouverture, énorme surprise : le ton ; les cadrages, le montages font abstraction de vingt années d’évolution d’un genre passé par tous les détours, de la parodie au jeu vidéo, en passant par une multitude de ré-appropriations. Tout travaille ici à l’exact modèle des séries B vigoureuses du début des années 1980 : mise en place hyperefficace de l’espace et de ses enjeux stratégiques, crudité des rapports psychologiques, tissu dramatique noué et serré à la manière d’une pure équation mathématique (une leçon quand on repense au simplisme en ce domaine de L’Armée des morts ou des deux remakes d’Assaut par Siri ou Richet). Ce lumineux effet de retour à la blancheur cruelle de la néo-série B forgée par le trio Carpenter / Romero / Craven en d’autres temps joue néanmoins sur un autre niveau, moins politique qu’auparavant, comme si tout, désormais, relevait d’un après : fi de la lutte (l’aspect définitif de la situation apocalyptique et l’ironie grotesque du personnage de Dennis Hopper : plus rien à l’horizon), juste un grand espace maudit, une terre noircie et brûlée dont il s’agit de recueillir les derniers soubresauts.
Sur ce point, peut-être le plus attendu, Romero dépasse largement les attentes, notamment dans sa façon de couper court avec toute notion de temps (le titre rompt avec la logique temporelle de la série, bouclée en nuit, aube et jour) pour ne se consacrer qu’à l’espace du mythe. Le film accomplit ainsi ce vers quoi tendaient les trois autres : crépuscule et extinction totale des feux, définition d’un pur non-lieu où n’importent plus que la mise en mouvement des survivants (maudits, damnés définitifs). Configuration en trois états exclusivement spatiaux : la coquille illusoire, éphémère, du centre urbain où résiste un semblant d’organisation sociale (la tour « Green ») ; l’entre-deux populaire, armée de pauvres et de SDF voisinant fébrilement avec les zombies ; le no man’s land des morts-vivants enfin, qui irait de la périphérie de la ville au reste du monde. Le temps devient un gadget embarrassant (le faux compte à rebours avant bombardement de la ville, désamorcé à mi-film), d’où un récit tout en faux rythme, coupant court à tout développement, se terminant en eau de boudin dans un semblant de happy end dépossédant personnages et enjeux de toute ligne de fuite. Le temps est à une étrange absolution de la série B (de La Guerre des mondes à ce Territoire des morts, même noirceur toute nue), témoin d’un monde de souffrance effarée, réduit à sa plus simple expression : fable et ultraréalisme, enchantement et stupéfaction, plus de sucre, plus d’essence, plus que du nerf et de la douleur.