Revenu bredouille du Festival de Cannes, Le Temps qu’il reste est sans doute le meilleur film d’Elia Suleiman. A priori, rien n’a changé : toujours cette même manière de construire son récit sur une agglomération de saynètes légèrement absurdes, ce sentiment de violence larvée et de désespoir intense, de résistance placide et têtue de l’art face aux contingences du réel, et toujours bien sûr le cinéaste lui-même qui traîne sa dégaine de Buster Keaton moyen oriental et éteint, corps étranger dans son propre univers, simple visiteur de passage. A voir ce film là, on se dit qu’il y a une frontière ténue, certes, mais réelle, entre la tristesse et l’abattement. Le Temps qu’il reste est toujours triste, mais jamais vraiment abattu.
Triste ? Oui, car Le Temps qu’il reste a quelque chose de plus, une vibration que les deux précédents longs métrages de l’auteur n’avaient pas (Chronique d’une disparition en 1996 et Intervention divine en 2002), plus enclins aux gags théoriques et à la coupe cérébrale. Le Temps qu’il reste garde cet esprit de burlesque délavé, mais quelque chose comme une gravité semble le lester de larmes enfouies depuis longtemps. Et pour cause : Suleiman ajoute à ses saynètes habituelles et à la description du quotidien palestinien d’aujourd’hui, son roman familial, remontant le temps jusqu’en 1948, date de la création d’Israël, au moment où son père était encore un jeune homme. Pas de fresque ici, pas de saga, rien qu’une histoire familiale atomisée, faite de riens et de souvenirs proustiens (en ce sens Suleiman s’approche parfois d’un Tati, dont le burlesque se teintait fugitivement d’une dimension proustienne), qui met en scène une non-vie, faite d’attente, de regards portés vers un horizon inexistant (la pêche la nuit, le café sur le balcon), un roman familial où rien ne se construit mais où tout se vit au quotidien, dans la répétition du même et la tranquillité blafarde des jours.
C’est peu dire que tout à l’air fantomatique chez Suleiman, comme si les cadres faisaient le vide autour d’eux pour arriver à une sorte d’anesthésie généralisée de l’environnement. Historiquement, le burlesque est mu par une vitalité presque scatologique, ou tout du moins enfantine, animé par un esprit de conquête (pas un hasard si les américains ont toujours été maîtres dans cet art là), même si par essence celle-ci vire souvent à la catastrophe, par une traversée joyeusement hystérique de l’espace et des corps. Au contraire, le burlesque de Suleiman n’est qu’immobilité beckettienne, station permanente sans avant ni après (aucune saynète semble n’avoir de conséquence ou d’origine comme c’est généralement le cas dans le cinéma dit « narratif »). Un burlesque carcéral en quelque sorte (chaque scène est autonome, entre quatre murs), avec ses plans millimétrés étouffants de frontalité, ses cadres dans le cadre, ses contrechamps inexistants et autres points de fuite fictifs (quand la mère sur le balcon regarde dans la profondeur du paysage, cette perspective est tellement improductive, sans friction ni rencontre avec le regard du personnage, qu’elle pourrait tout aussi bien n’être qu’une toile peinte, un trompe l’oeil).
Le sentiment d’inquiétude que dégagent certains plans vient probablement de cette capacité à montrer des lieux du quotidien comme des non-lieux, un espace abstrait où aucune communauté n’est vraiment possible. Quand le film débute (dans le temps de 1948), le peuple a d’ailleurs disparu, et il ne réapparaîtra jamais vraiment, sinon sous forme d’éclats (dans un bar, des jeunes dansent sur de la techno sans se soucier de la semonce qui dehors, les exhorte à cesser la musique) qui jamais ne réussissent à se cimenter entre eux. Ce que décrit Suleiman, c’est une forme de disparition du réel, une plongée dans le virtuel le plus complet. C’est paradoxalement en ne filmant rien d’autre que l’habitacle d’un taxi cerné par le noir, dans ce qui constitue une incursion dans le fantastique magnifiquement habitée, que le prologue (la plus belle séquence du film) donne à voir (et à entendre) un espace réel.
Loin des vignettes « virtuelles » d’Intervention divine (cf. la séquence Matrix), toutes de surface pop, loin des « toiles peintes » de ce réel inhabitable, le prologue du Temps qu’il reste génère pour la première fois chez le cinéaste un hors champ. Aussi déroutant et angoissant soit-il (« mais où sommes nous ? » demande le chauffeur de taxi israélien), c’est la seule fois qu’un espace véritable semble exister quelque part, comme en atteste la pluie au dehors, dont le bruit semble nous arriver d’une immensité physique, palpable. L’emploi de la longue focale, qui écrase les perspectives, rendant le chauffeur net et le passager, assis à l’arrière, flou, quelque peu inidentifiable et inquiétant (même si on reconnaît le cinéaste lui-même), procède du même principe. D’un coup la sensation de réalité physique, en trois dimensions, ouvre un champ de possibles entre les deux personnages. On aura vite saisi la métaphore (israéliens et palestiniens dans le même bateau – taxi) mais l’étrangeté de la séquence existe tellement pour elle-même qu’elle s’imprime longtemps dans la mémoire. Incidemment, on se rêve à imaginer la nouvelle direction que pourrait prendre le cinéma de Suleiman après ce film qui clôt, esthétiquement et thématiquement, une trilogie entamée il y a treize ans.