Sous les dehors d’une fiction de gauche rigoureuse et feutrée, Le Sourire de ma mère tient davantage du voyage dans l’ombre, de la rêverie soyeuse et inquiétante. Ernesto, peintre, apprend avec stupeur que le procès en béatification de sa mère est en cours depuis trois ans, et qu’il doit témoigner. D’elle, assassinée par un frère dément, il ne garde que le souvenir d’une femme presque idiote. Autour de lui, tout le monde est au courant des tractations papales mais personne ne lui en a parlé à lui, l’athée, pas même sa femme dont il est séparé et qui pose son regard vide sur Leonardo, leur fils, brutalement préoccupé par Dieu. Peu à peu se forme l’idée d’un complot quasi rivettien ourdi pour d’inavouables motifs par la famille d’Ernesto, qui l’enjoint de céder selon la logique d’un véritable pari pascalien : qu’a-t-on à perdre à sanctifier sa mère ?
Au-delà de la stigmatisation d’un retour forcé et abusif du spirituel (Jean-Paul II, champion toutes catégories de la sanctification à la chaîne), Le Sourire de ma mère s’envole à mesure qu’Ernesto, peu à peu, pénètre un monde parallèle peuplé de fantômes, de silhouettes cireuses surgies de l’ombre et du passé. Ce trouble, qui fait basculer doucement le film dans un fantastique flottant, naît lors d’une prodigieuse scène de réception durant laquelle la réalité semble s’effondrer par pans entiers pour laisser place à une atmosphère enveloppante et tentaculaire. Les irruptions de figures raides (un comte anachronique qui provoque Ernesto en duel, le plan récurrent et figé d’un petit groupe de personnages au fond d’un salon du Vatican), l’incertitude des lieux, la confusion des visages (Ernesto confond une jeune femme séduisante avec le professeur de catéchisme), l’indécidabilité de l’époque même (la sidérante scène de duel) et la perspective d’être happé par les icônes (le visage d’Ernesto, minuscule auprès d’une peinture géante) : on s’enfonce lentement dans un cauchemar paranoïaque et secret où le religieux effraie sans virer pour autant dans l’occulte ; comme dans Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, voir à l’œuvre la pompe religieuse est la promesse d’un vacillement des sens. Le chuchotement des voix, une Rome angoissante comme une suite de couloirs lynchiens, une vieille tante presque guillerette expliquant les avantages à tirer d’une mère sainte, un baptême furtif au milieu de la nuit, d’incessantes courses-poursuites, très lentes : les demi-teintes de Bellocchio tiennent de l’inquiétante étrangeté et distillent un envoûtement mystérieux.
Tandis que Bellocchio pointe un certain désarroi de l’homme de gauche, le film devient de plus en plus indéchiffrable. Quand le Cardinal lui a demandé s’il croyait en Dieu, Ernesto a répondu non, mais selon l’homme d’église, avec un tremblement dans la voix. Nous n’avons rien entendu. De même, par trois fois (comme les trois dénégations de Saint-Pierre ?), Ernesto sourit, comme sa mère lui dit-on, mais nous n’avons presque rien vu là non plus. Parce qu’il nous manque l’image de la mère. Il s’agit bien d’une conspiration. On ne sait vraiment ce qui se trame dans « les caves du Vatican », mais, saisi de peur, on en vient à fantasmer, comme Ernesto, la destruction de Rome.