Dans la série en cours de films que Sokourov a réalisé pour décrire les derniers jours au pouvoir des grands dictateurs du siècle (Hitler dans Moloch, Lénine dans Taurus), le troisième est le plus beau et le plus éclatant : Le Soleil décrit les derniers jours de Hirohito, Empereur du Japon, avant capitulation du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale. Le film, tourné en HD, est l’aboutissement pour le cinéaste d’une constante recherche de nouveau modes de représentation (l’image à la texture picturale de L’Arche russe) et ouvre ici à une véritable révolution formelle : filmé uniquement en studios, noyé dans la lueur gris-blanc des éclairages blafards du bunker où est réfugié le « Soleil », l’oeuvre fascine d’abord par sa puissance figurative, défilé de corps embaumés dans un espace froid, étouffant et sans âge.
Au-dessus des serviteurs, lieutenants et ministres de passage flotte, raide et pitoyable, la figure de Hirohito, d’abord impressionnante de rayonnement mortifère, puis s’affaissant peu à peu au rang de petit homme étrange, rivé en un monde intérieur fait d’idées et de passions d’étudiant ou de chercheur, pour la poésie ou la biologie des crabes, entre autres. Le personnage, sur lequel tout semble glisser, laisse échapper des mots d’une bouche toujours ouverte, lèvres crispées aux tremblements mécaniques. Petite créature en apparence détraquée qui dissimule en lui une force coupée du monde, recluse en elle-même (la rencontre avec Mac Arthur au moment de la capitulation). Sokourov, à cheval entre le pathétique (le personnage est une sorte de caricature malade de Charlie Chaplin que les photographes américains viennent photographier comme une bête de foire) et le sublime (lors notamment de ces scènes de visions hallucinées, lors d’une folle nuit de destruction cauchemardée), trouve en ce corps une forme de concept figuratif inédit, à la fois miroir sans teint de l’Histoire et ancrage incroyablement précis dans un infâme quotidien du mythe.
Ce mythe, déconstruit peu à peu, est la grande obsession du film : rien n’intéresse plus Sokourov que cette double rupture par laquelle l’Empereur déroge à son statut en un équilibre mystérieux de noblesse et de soumission. C’est d’abord la capitulation, lorsque le personnage remonte à l’air libre pour se rendre. C’est ensuite ce moment décisif où le « Soleil » rompt avec son ascendance divine, figuration d’un déshonneur absolu qui trouve, par le biais de la famille retrouvée à la fin, une voie silencieuse et bouleversante. Retour de l’humain, apaisé, sur lequel menace de ployer et de s’effondrer toute une identité nationale. Froid et doux, effarant de précision et de calme, Le Soleil ne raconte finalement rien d’autre que cela : un homme qui apprend à ouvrir une porte tout seul. Dût-il y laisser sa dignité et celle de tout un peuple, ce délestage, évanescence noire vers laquelle tend tout le film, transforme le ballet des ombres et des fantômes (la menace du film en creux) en mélodrame total et entier -expérience d’incarnation par le numérique absolument décisive.