Le Serviteur de Kali vient relancer la carrière d’Adoor Gopalakrishnan, l’un des cinéastes indiens les plus importants, absent depuis plus de sept ans de la scène cinématographique. Gopalakrishnan est le chef de file du cinéma kéralais, deuxième grand pôle du cinéma indien avec celui du Bengali. Drôle de film, en apparence hyper classique, où la folie s’immisce tranquillement et sûrement. L’histoire du Serviteur de Kali est celle du dernier bourreau du Kérala, un homme pris dans le paradoxe de sa tâche, au cœur des années 40 : d’un côté l’honneur que représente un tel poste (serviteur sacré de la déesse Kali, bourré de privilèges princiers), de l’autre le froid sentiment de culpabilité qui le dévore et le ronge. Le film suit Sukamari, le bourreau, quelques jours avant une exécution.
La première partie évoque la descente aux enfers de Sukamari : alcool, trouble et peur panique face aux heures qui passent. Dans son village isolé du monde, le bourreau se liquéfie devant l’ingrate tâche qui l’attend. La seconde partie agit comme une rupture. La veille de l’exécution, Sukamari se retrouve avec une poignée d’amis autour d’une table. L’un deux, pour le tenir éveillé, lui raconte l’histoire du meurtre et du viol d’une fillette, dans le but de légitimer et de conforter le bourreau dans son rôle de justicier divin. Commence alors la description de tous les détails du fait divers. Sukamari, ivre, s’invente les images du récit, et le film en devient le réceptacle : une suite d’images et de tableaux limpides et apaisés, jusqu’au drame, où les protagonistes sont tous des proches du bourreau. La victime prend les traits de sa fille, le meurtrier ceux du mari de sa fille aînée. Sorte de film dans le film, cette deuxième partie fait vaciller toute identification et sème, dans l’imaginaire du personnage principal, un trouble opaque et un malaise en forme de point de non-retour.
Ces paliers franchis un à un vers la folie, dans le coulé fantasmatique des images, sont sidérants. La maestria du film tient essentiellement dans cette façon de passer sans crier gare de la plus droite fiction (le narratif pur) vers une sorte de descriptif aqueux, incandescent, traversé de visions magnifiques (la campagne devenue lieu d’un étrange conte vénéneux). Apaisé et méticuleux en surface, le film de Gopalakrishnan est comme un volcan éteint : en son creux travaille une lave de trouble et de folie qui, à chaque instant, semble à même de resurgir.