Au premier abord, pas mal de raisons de se méfier du Sel de la Terre, documentaire de prestige réunissant deux grandes figures artistiques de notre temps. Méfiance, parce qu’on y suspecte tous les signes de l’hagiographie sirupeuse, celle de l’aventurier-photographe Salgado par l’aventurier-cinéaste Wenders. Et de fait, il s’agira peu ou prou de cela, dans ce film qui siffle tout du long la note grave et solennelle de l’hommage sentencieux : comment Sebastião Ribeiro Salgado lâcha son boulot d’économiste pour se lancer dans la photographie à trente ans ; comment il documenta le labeur de l’homme sur tous les continents ; comment il fut confronté aux plus grands charniers de la fin du XXe siècle ; puis, comment il perdit foi en l’humanité et abandonna le métier face au génocide rwandais. Enfin, comment plus tard il retrouva l’apaisement en replantant la forêt de son village natal, avant de remonter en selle pour un travail photographique sur les prodiges de mère Gaïa.
D’où vient donc que, malgré cette pente dangereusement lénifiante, Le Sel de la Terre arrive souvent à toucher juste — ou, en tout cas, à désaxer un peu son périlleux horizon Ushuaïa Nature ? En vérité, cela se joue à pas grand chose : une succession de détails, un petit saupoudrage d’intelligence sur une tartine de guimauve édifiante. Mis à part quelques instants sur l’homme au travail, le film s’élabore comme un diaporama commenté de l’oeuvre sur fond de world music — ce qui est parfois limité, voire un peu neuneu, mais réserve aussi, disons-le, une certaine efficacité pédagogique. Enrobée dans la pureté conceptuelle du dispositif de Wenders (une sorte de chambre noire confrontant au coeur des ténèbres le photographe et ses photos), la parole de Salgado y gagne une intimité et une résonance particulières : davantage que commenter une image, on sent bien que le photographe cherche (et réussit) à partager un souvenir, une émotion ou une pensée.
Évidemment, Le Sel de la Terre ne fait la plupart du temps que ressasser des banalités sous une forme majestueuse (que l’homme est « un animal féroce », qu’il est prêt à tout pour survivre, que l’histoire du monde est celle des guerres). Mais il a pour lui de le faire avec une force de frappe inégalable due, pour une part, aux clichés de Salgado, et pour une autre part à l’impact de voir ceux-ci projetés sur grand écran (monumentalité de la photographie, religiosité de la salle de cinéma). Surtout, au fil des considérables projets entrepris par le Brésilien (photographier les reliquats du travail manuel, la famine au Sahel, les exodes de population), il donne à sentir l’épuisement d’un regard débordé par sa propre expérience du monde, la défaite inévitable de l’observateur dans son face-à-face avec l’hydre des guerres, des famines et de l’exploitation. Il y a quelque chose d’à la fois malaisant et fascinant dans la trajectoire de cet homme qui n’a cessé d’anoblir des visions d’apocalypse, d’enluminer des preuves du ravage de l’homme par l’homme, pour finir très logiquement par ne plus croire en l’humanité du tout. Si Salgado vire écolo en bout de course, ce n’est jamais par idéologie, mais par une sorte de nécessité profonde, intérieure, à la fois égoïste et vitaliste, une pulsion venue du plus profond de son être lui imposant de panser ses plaies.
Wenders tire les fils de cette prise de conscience avec une complaisance qui vire à l’allégeance, et l’on a parfois la sensation pénible d’assister au bavardage complice de deux vieux sages du cosmopolitisme artistique. Aucune aspérité, donc. Rien ne viendra contrevenir à l’opération de canonisation menée par le cinéaste, laquelle n’offre quand même pas beaucoup de possibilité au spectateur sinon celle de s’agenouiller devant. Reste une destinée incroyable et une porte d’entrée picturale sidérante sur les spasmes du XXe siècle, pour lesquels le cinéma, et son inclination naturelle pour le storytelling cathartique, s’avère bien évidemment l’écrin idéal. On mesure enfin pourquoi le fils de Salgado, à l’origine du projet, mais croulant sous les heures de rushs accumulées sans idée directrice, appela au secours le réalisateur de Pina : tout le film semble en effet aimanté par la nécessité d’une force tranquille, d’une sagesse enracinée par l’intelligence et l’expérience, qui sauraient conférer une certaine hauteur de vue à ce portrait cérémonieux du petit vieux revenu de tout — dans lequel on sent bien que Wenders, continuant sa filmographie à l’ombre des artistes qu’il admire, donne aussi un peu de ses nouvelles.