L’histoire du Retour, taillée d’un bloc, et son spectre chromatique limité aux gris-verts-bruns, confèrent à ce premier film un souffle, un mystère indéniables. Deux frères adolescents, Ivan et Andreï, voient leur père revenir à la maison après douze ans d’absence -un « retour » ? Pas vraiment, car les garçons ont grandi sans ce visage flou, minuscule sur une photo de famille retrouvée au grenier à des fins de vérification. Or ce père (putatif) qui revient entouré d’une vague aura pour son passé de pilote de l’air, est un père au carré, débordant d’une virilité suspecte ou du moins encombrante. Au premier plan du film, Ivan, frémissant de vertige, coincé sur un haut plongeoir, incapable de se jeter à l’eau devant son frère et ses copains hilares, était finalement secouru par sa mère (« si tu n’étais pas venue me chercher, je serais mort »). Le père prodigue est donc revenu -comme si, omniscient, il avait vu comme nous la première séquence- pour faire d’Ivan et d’Andreï des hommes. Qui dit virilité dit voiture : le père motorisé (fait rare dans la région) emmène ses fils pêcher près d’un lac, vaquant par la même occasion à un trafic étrange qu’ils observent à distance. De la ville à la périphérie, de la campagne au lac, du lac à l’île, les paysages de Karélie (le Nord de la Russie, pas tout à fait un lieu de villégiature de prospectus touristique) nous font pressentir que cette Nuit du chasseur oedipienne tournera au (mélo-)drame. Mais n’a-t-on pas là affaire à la vision subjective du cadet, aux projections de ses peurs et de sa révolte ?
Derrière le cours implacable des événements, l’évolution lente mais sûre des personnages dans une seule direction (on reconnaît le travail de l’homme de théâtre qu’est Zviaguintsev, acteur Sibérien formé au GITIS de Moscou), on s’entête d’abord à chercher un sens métaphorique, d’autant que le réalisateur a délibérément gommé du cadre les marques -objets, architecture…- qui pourraient dater son histoire. Le grand restaurant vide où s’arrête en chemin la « nouvelle famille » masculine pourrait être contemporain (qui n’a ressenti, voyageant en Russie, cette impression de vétusté, d’intemporalité, de temps arrêté ?), mais rien ne dit que nous ne sommes pas dans les années 60. Et si ce « retour » était celui du refoulé (communiste) du pays, désireux de ne pas en rester au refuge trouvé dans la « mère Russie » (la mère d’Ivan protectrice au début) et de régler ses comptes avec les pères fouettards de son histoire, les vrais tyrans, là où Alexandre Sokourov, prisonnier dans le tissu magnifique mais sans couture de son Arche russe, s’en remet à l’alma mater ? L’omniprésence de l’élément aquatique, le grain pictural de l’image filmée, en un mot le pesant héritage de Tarkovski (les deux jeunes héros se prénomment comme lui et comme le héros de son film, L’Enfance d’Ivan) suggèrent aussi une lecture symboliste. Mais ces références n’éclipsent pas la force de ce jeu de piste macabre à la ligne narrative qui taraude par sa simplicité même.