Sur le terrain où se présente le film, Yves Jeuland est d’une espèce peut-être aussi rare que l’animal politique qu’il a suivi lors de son ultime campagne électorale : celle des documentaristes qui savent se taire. Il n’y a ni voix off ni interview dans Le Président. Mais on est loin de l’effacement m’as-tu-vu, de l’affreux silence émotif de Moati filmant Le Pen comme un tonton bigger than life qui aurait mal tourné. Face à un candidat de même envergure que le chef du FN, le silence de Jeuland est au contraire mûri, délibéré, c’est un silence de combat, un silence à la mesure de son sujet.
Son sujet, c’est donc Georges Frêche, notre sénateur du Mississippi à nous, sans le cigare et le canotier mais avec la canne, la carrure d’ogre, le riche accent sudiste, la nuée de conseillers en costume bleu pétrole, le folklore régional (latin ici : charme + cruauté) et, spécificité de ce tyran méridional, de grandes références intellectuelles : Machiavel et Sun Tsu, les penseurs du conflit, les réalistes. Jeuland sait, contrairement à Barbet Schröder dupé par son monstre, que tout portrait d’une figure réellement charismatique finit par alimenter son hagiographie. Il choisit donc de capter la philosophie politique brandie par Frêche pour montrer de quoi son pouvoir est effectivement fait. Sauf qu’au lieu d’intervenir et de pousser l’histrion dans les cordes il le laisse faire son cinéma, il pose sa caméra et regarde Frêche-metteur en scène composer avec Frêche-acteur de l’année une demi-douzaine de trailers polémiques pour son film. Qu’il enregistre sans broncher.
Le résultat, c’est ce que Machiavel aurait voulu voir de ce petit principe du Sud-Ouest : une série de combinazione plus ou moins farcesques auxquelles on assiste médusé pendant une heure trente passant aussi vite, si on n’y prend pas garde, que les quinze minutes du Zapping de la semaine. Toutes ces scènes de vraies-fausses coulisses scandaliseront bien sûr les vertueux, rasséréneront l’Internationale des cyniques et rendront fous de jalousie les as du montage rigolo et de l’image volée qui règnent sur le journalisme politique à Canal +. Peu importe, il n’y a rien à voler chez Frêche : il dit tout, il donne tout, il n’y a pas d’après-vie politique, il n’a donc rien à perdre. Feu Frêche était dans le cirque médiatique un des rares bons clients rétifs aux emballements sacrificiels, une anomalie pour l’oeil de Sauron du politiquement correct, comme un angle mort à lui tout seul. Titulaire d’un duché qui ne lui aurait guère échappé que s’il s’était mis à jouer à Gilles de Rais, Frêche pouvait dire à peu près tout ce qui lui passait par la tête, et on voit bien dans le film qu’il ne s’en privait pas souvent. On lui donne des éléments de langage, il les balaie d’un revers de paluche pour dire du mal de son opposante locale ou de Martine à Solférino.
Mais l’essentiel est ailleurs que dans ce qu’il balance depuis ses lunettes à monture transparente, et Jeuland en a parfaitement conscience. Ni juge ni boxeur, le documentariste dans ses meilleurs moments se fait stratège, au service d’une forme supérieure de dévoilement. Sa caméra est stable, presque toujours immobile, elle attrape les rires forcés, les grimaces d’un pubard décérébré, tout ce cortège de micro-avilissements qui entourent la procession d’un Chef. Jeuland opère une véritable conversion de son regard, il cherche l’instantané photographique, pour nous libérer du mouvement perpétuel et de la fascination en les exposant pour ce qu’ils sont : des terrains de jeux de dupes. Le Président prend alors son titre au sérieux : il se met à hauteur de conseiller (ceux qui l’appellent « le président ») et essaie de discerner, à travers le masque altier, brutal et fatalement fatigué du Grand Homme, le vrai visage du pouvoir, sa nature profonde qui est de tout corrompre et d’investir jusqu’aux moindres recoins des vies qu’il mange : celles de dircom et dircab, duo tragi-comique de boyscouts zélateurs du mensonge en politique, celle surtout de leur vieux patron idolâtré et idolâtre, qui collectionne les figurines de géants du XXe siècle et qui avale son yaourt en pyjama tandis qu’on lui lit des interviews marrantes. Le pouvoir neutralise la vérité dans le présent et ensuite il s’attaque à la vérité du passé, au noyau intime : Frêche évoque son pépé paysan, pieds nus dans le froid, les sabots à l’épaule, pour avouer quelques séquences plus loin qu’il a tout inventé pour les besoins de la cause.
On rit en effet beaucoup dans Le Président, et on ne s’ennuie pas, grâce à la dramaturgie inhérente au suspense d’une campagne. Mais la narration repose moins sur cette dramaturgie de façade que sur un principe d’accumulation : les petites phrases s’enchaînent, les scandales prennent leur place dans une sorte de calendrier secret, et à la fin que reste-t-il ? Ce qui pourrait être le meilleur épisode de Strip-tease si c’en était un, l’épisode apocalyptique, à des années lumière des portraits ricaneurs de la maire du 7e arrondissement lyonnais ou de l’éditeur d’Héloïse d’Ormesson qui apparaît d’ailleurs ici en guest-star. Le tour final que donne le montage au Président est certes un peu smart ass et désabusé : sur l’hymne soviétique Frêche érige enfin sa statue de Lénine à Montpellier. C’est parce que la fiction, même documentaire, doit s’incliner devant la réalité médiatique devenue bien plus spectaculaire : sous ses faux airs de dinosaure, Georges Frêche (1938-2010) était en fait ce banal monstrum horrendum, un homme politique en phase avec son époque.